La trilogie des Joya..

l’heure, dit Séphrénia à Émouchet. Tu n’as quand même pas utilisé cette vieille blague sur l’héritière
hideuse ?
Il haussa les épaules.
— Comme dit Vanion, les plus anciennes sont les meilleures.
— Oh, Émouchet, tu me déçois. Comment vas-tu éviter de donner à ce pauvre capitaine le nom de la
dame imaginaire ?
— Je trouverai quelque chose. Pourquoi ne pas monter avant le coucher de soleil ?
Kurik prit la parole à voix basse.
— Je crois que l’enfant est endormie. Je ne veux pas la réveiller. Montez sans moi.
Émouchet acquiesça de la tête et conduisit Séphrénia hors de la cabine.
— J’oublie toujours à quel point il est gentil, fit doucement Séphrénia.
— C’est le meilleur et le plus doux des hommes que je connaisse. Sans les distinctions de classes, il
aurait fait un chevalier presque parfait.
— Les classes sont-elles tellement importantes ?
— Pas à mes yeux, mais ce n’est pas moi qui ai fait la loi.
Ils sortirent sur le pont dans le soleil tardif qui tombait en biais. La brise soufflait au large, captant la
crête des vagues et la transformant en écume éclaboussée de soleil. Le vaisseau du capitaine Mabin, en
route pour Djiroch, donnait de la bande en traversant le large détroit du pas d’Arcie. Ses voiles se
gonflaient, blanches comme neige dans le soleil, et le bateau voguait au vent comme un oiseau volant à
fleur d’eau.
— A quelle distance sommes-nous de Cippria capitaine Sorgi ? demanda Émouchet quand il fut sur le
gaillard arrière.
— Cent cinquante lieues, maître Cluff, répondit Sorgi. Trois jours, si le vent se maintient.
— C’est rapide, n’est-ce pas ?
Sorgi poussa un grognement.
— Nous ferions mieux si cette coquille de noix ne prenait pas autant l’eau.
— Émouchet ! haleta Séphrénia en le prenant par le bras d’un air pressant.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en la regardant avec inquiétude, car son visage avait pris une pâleur
mortelle.
— Regarde ! répondit-elle en tendant le bras.
À une certaine distance du gracieux bateau du capitaine Mabin, un unique nuage noir épais venait
d’apparaître dans le ciel immaculé. Il semblait mystérieusement aller contre le vent, grossissant et
noircissant. Il se rapprochait en tournoyant lentement puis de plus en plus vite. Un long doigt sombre en
sortit, se tendant au point que son extrémité noire comme l’encre toucha la surface du détroit. Des tonnes
d’eau furent soudain aspirées dans la gueule tournoyante et la vaste cheminée se déplaça irrégulièrement
sur la mer agitée.
— Une trombe ! lança la vigie du haut du mât.
Les marins horrifiés se précipitèrent contre la lisse.
Inexorablement, le nuage noir, devenu immense, fondait sur le vaisseau impuissant. Le bâtiment
soudain minuscule, s’évanouit dans la cheminée bouillonnante. Des débris et des éclats de charpente
virevoltèrent à des centaines de pieds dans les airs pour retomber à la surface de l’eau avec une lenteur
poignante. Un unique lambeau de voile voletait vers la mer comme un oiseau blanc blessé.
Alors, aussi soudainement qu’ils étaient apparus, le nuage noir et sa trombe mortelle s’évanouirent.
Le vaisseau de Mabin avait également disparu.
La surface de la mer était jonchée de débris et une vaste nuée de mouettes blanches se précipita sur
les épaves flottantes, comme pour saluer le trépas du bâtiment.