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comme l’avait dit un éditeur à Jacques lors d’un cocktail à la Maison<br />
de la Poésie de la Vil<strong>le</strong> de Paris, à dédoub<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s services culturels de<br />
l’Ambassade d’Australie. Tout ce qui comptait dans ce petit monde, de<br />
Frank Moorhouse à Tom Keneally, en passant par Peter Weir et Peter<br />
Carey, faisait une station chez eux à chaque séjour parisien. (Jacques,<br />
après des débuts très remarqués, s’était trop éloigné des affaires pour<br />
qu’on pût s’intéresser à lui autrement qu’au titre, épisodique, d’une<br />
ancienne amitié dans laquel<strong>le</strong> il avait été à plusieurs reprises moins que<br />
correct.)<br />
Rita, quant à el<strong>le</strong>, se débattait entre <strong>le</strong>s diverses intensités qu’el<strong>le</strong><br />
mettait à son activité enseignante, à son militantisme politique, et à<br />
l’écriture de son nouveau roman dont l’action se déroulait entre Fremant<strong>le</strong>,<br />
Kelmscott et Southern Cross. Jacques était certes l’un de ses personnages,<br />
mais il devenait de plus en plus évanescent au fur et à mesure qu’el<strong>le</strong><br />
tentait de <strong>le</strong> cerner. Peut-être allait-il disparaître, avec plusieurs autres,<br />
de la version définitive qu’el<strong>le</strong> espérait entreprendre pendant ces grandes<br />
vacances. Et puis el<strong>le</strong> supportait mal, très mal, ayant dépassé quarante<br />
ans, <strong>le</strong>s marques de l’âge qui s’accentuaient sur el<strong>le</strong> de façon alarmante :<br />
cheveux gris, qu’el<strong>le</strong> hésitait à teindre, rides au front et autour des yeux,<br />
plis de la bouche qui se creusaient d’année en année, imprimant de l’extérieur<br />
à son discours une tristesse qui en contredisait avec une terne<br />
obstination la teneur vita<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> qui avait délibérément appartenu à<br />
son corps sans père, il lui semblait que ce corps se détournait d’el<strong>le</strong> avec<br />
un haussement d’épau<strong>le</strong>s. El<strong>le</strong> n’était même pas sûre de pouvoir dater<br />
<strong>le</strong>s premiers symptômes de cette négligence, maintenant sans doute<br />
irréversib<strong>le</strong>, de l’époque où, lors d’un congrès à Adelaide, une possib<strong>le</strong><br />
intimité entre el<strong>le</strong> et Jacques avait été reléguée dans <strong>le</strong>s coulisses des<br />
possib<strong>le</strong>s inadvenus. En outre, Jacques avait beaucoup trop tendance à<br />
quadril<strong>le</strong>r <strong>le</strong> vaste monde à partir d’inquiétudes et de préférences qu’il<br />
tenait à croire privées. El<strong>le</strong> ne retournait plus en France, el<strong>le</strong> évitait <strong>le</strong>s<br />
colloques dans <strong>le</strong>squels chacun faisait férocement ou stupidement assaut<br />
d’érudition, de charme ou d’excentricité conforme. Leur correspondance<br />
s’était distendue jusqu’à la suspension indéfinie. Jacques, pour par<strong>le</strong>r<br />
comme tout <strong>le</strong> monde, était bana<strong>le</strong>ment sorti de sa vie avec son propre<br />
corps et la peinture, à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> savait bien qu’el<strong>le</strong> ne reviendrait plus,<br />
et s’il traversait parfois encore sa rêverie, c’était en rapport avec l’image<br />
de M., dont il lui avait beaucoup, fiévreusement parlé et qu’el<strong>le</strong> aurait<br />
aimé connaître personnel<strong>le</strong>ment. Tout se passait, s’était-el<strong>le</strong> dit un jour<br />
où el<strong>le</strong> butait sur la caractérisation de Jacques dans son livre, comme si<br />
c’était M. qui l’avait inventé, lui, sans achever de dessiner ses traits.<br />
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