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Au bureau, il feuil<strong>le</strong>ta des dissertations de Maîtrise, dans des<br />
chemises transparentes, plastiques, <strong>le</strong> contact en était désagréab<strong>le</strong>, une<br />
prothèse, il se souvint du texte de son premier artic<strong>le</strong> « scientifique »,<br />
vingt ans avant, qu’il avait longtemps transporté dans un étui de cellulo<br />
verdâtre, aux bords tranchants. Il s’agissait des traductions de « rire aux<br />
éclats », ce n’avait jamais été drô<strong>le</strong>. Ni <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions sur l’inconsistance<br />
existentiel<strong>le</strong> dans Les Faux-Monnayeurs, ni cel<strong>le</strong>s sur <strong>le</strong>s fonctions de la<br />
répétition chez Duras et Blanchot ne pouvaient retenir son attention.<br />
Pas davantage son passage préféré des Jardins de Delil<strong>le</strong>, dont il avait<br />
pris <strong>le</strong> volume dépenaillé d’Œuvres complètes sur une étagère. Il mit la<br />
radio, n’importe quel<strong>le</strong> station populaire, de cel<strong>le</strong>s qui s’écoutent en route<br />
quand on a perdu l’émetteur classique du coin ou l’ABC ; peu importe ce<br />
qu’en penserait la secrétaire, il travaillait souvent en musique, d’ail<strong>le</strong>urs,<br />
abrité de l’audib<strong>le</strong> et de l’intelligib<strong>le</strong> par un rideau de sons rythmés :<br />
“Everything was so right<br />
from sunrise until night,<br />
nothing could go wrong,<br />
the days were never too long...”<br />
« Pulp », certes, « pap », ces paro<strong>le</strong>s au-dessous du seuil minimum du sens,<br />
mais justement, sous <strong>le</strong> plancher de l’information, dans <strong>le</strong>s souterrains<br />
de la paro<strong>le</strong>, n’était-ce pas là qu’avait résidé <strong>le</strong> seul bonheur, l’aphasie<br />
exaltée et fugace dont il traînait depuis dix-huit ans, comme son ombre,<br />
<strong>le</strong> souvenir, la décalcomanie indécollab<strong>le</strong> ? Le sens, la glorieuse différence<br />
soutenue par la variation des cadences, la dérive, la surprise, dont il avait<br />
avec une inlassab<strong>le</strong> obstination enguirlandé ses poèmes impubliés, était<br />
la b<strong>le</strong>ssure infligée aux « jours jamais trop longs ». Y aurait-il lieu au<br />
sens, place pour <strong>le</strong> sens, sans l’impardonnab<strong>le</strong> ? S’il n’y avait que <strong>le</strong> jeu<br />
de hasard sans enjeu de la lumière avec <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s mol<strong>le</strong>ment mouvantes<br />
devant cette fenêtre, <strong>le</strong> ronronnement de l’ordinateur, <strong>le</strong> débit régulier des<br />
chansons d’ambiance sur la FM, s’il n’y avait que <strong>le</strong>s cataclysmes réglés<br />
par des causes naturel<strong>le</strong>s, si l’imagination pouvait n’être que l’action de<br />
mettre en images, alors <strong>le</strong> sens pourrait être effacé, consolé. Plus discret,<br />
du moins. Le sens est incurab<strong>le</strong>. Et l’impardonnab<strong>le</strong>, il ne faut pas croire<br />
qu’il s’attache aux pas d’une personne quelconque, même à mon action.<br />
S’il avait un auteur, s’il avait un coupab<strong>le</strong>, il serait déjà susceptib<strong>le</strong> de<br />
réconciliation, s’il était nommab<strong>le</strong>, s’il avait visage humain, ou inhumain,<br />
s’il avait rapport à l’humain, il nous amadouerait bientôt, tôt ou tard,<br />
de notre vivant, il n’exigerait pas notre mort pour y mettre fin.<br />
Mais l’impardonnab<strong>le</strong> est définitivement dépourvu d’identité. Le jour où<br />
il avait fait connaissance avec l’impardonnab<strong>le</strong>, c’était en se disant que<br />
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