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vers <strong>le</strong> coin de la rue; <strong>le</strong>s autres riaient. Deux hommes sortaient de la<br />
grande bott<strong>le</strong>-shop du Windsor Arms, qui occupait tout un coin de la place<br />
triangulaire près de l’hôpital ; avec des bouteil<strong>le</strong>s humides enveloppées<br />
dans des poches en papier kraft. D’autres étaient en conversation devant<br />
la façade de la taverne. Un journal déplié. Ils devaient commenter des<br />
résultats sportifs. Tant de choses avaient changé, mais pas cela. Et il ne<br />
comprenait toujours rien à ce qui se passait sur <strong>le</strong>s stades. Ce qui avait<br />
changé, quand il y pensait, n’était rien de précisément visib<strong>le</strong>. Ou plutôt,<br />
c’était comme si <strong>le</strong>s changements du visib<strong>le</strong>, objectivement appréciab<strong>le</strong>s<br />
depuis dix ans, étaient tout au plus parallè<strong>le</strong>s à d’autres, à ceux qui comptaient<br />
et qui s’étaient produits ail<strong>le</strong>urs — non pas invisib<strong>le</strong>s, mais hors<br />
du visib<strong>le</strong>, à son insu. Le visib<strong>le</strong> aurait voulu faire office d’indice, ou bien<br />
d’écran, au contraire, mais il ne parvenait à jouer ni l’un ni l’autre rô<strong>le</strong>,<br />
soit qu’il ne fît pas l’effort nécessaire pour figurer ou cacher, soit qu’il fût<br />
voué à une certaine inéluctab<strong>le</strong> indifférence. Et Jacques se demandait, en<br />
s’arrêtant en doub<strong>le</strong> fi<strong>le</strong> pour essayer de garer la voiture dans une place<br />
assez courte près du marchand de journaux, si cela ne faisait pas aussi<br />
partie de ce qu’il avait commencé, depuis son retour, à appe<strong>le</strong>r, un peu<br />
trop dramatiquement, ou un peu trop mystérieusement à son gré, l’impardonnab<strong>le</strong>.<br />
Maintenant je touche derrière. Mais ça entre. Quel<strong>le</strong> fatigue,<br />
pour <strong>le</strong> Herald, qu’il avait acheté ce matin mais oublié sur <strong>le</strong> comptoir<br />
d’une cafeteria à midi... Peut-être prendrait-il aussi une revue, une de<br />
cel<strong>le</strong>s auxquel<strong>le</strong>s il n’était pas abonné et qu’il lisait rarement, comme<br />
pour se dépayser de sa pensée, <strong>le</strong> Scientific American, ou <strong>le</strong> National Geographic,<br />
ou Automotion. Et puis un « girlie mag », l’édition australienne<br />
de Playboy, ou bien Mayfair. Ce qui retiendrait son attention au premier<br />
instant, afin de n’avoir pas perdu sa peine à faire ces manœuvres pour se<br />
garer. C’était la mode maintenant, pour <strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s photographiques,<br />
de porter la toison pubienne soigneusement taillée en triang<strong>le</strong> ou en une<br />
forme oblongue, assez étroite, ou bien très rase. Comme si l’on cherchait<br />
par ce coiffage ou cette tonte à intervenir encore plus sur la nature, à<br />
ornementaliser la touffe, à énoncer l’élégance à l’endroit <strong>le</strong> plus intime,<br />
ou encore à produire une nudité plus nue que la dévêture. Le National<br />
Geographic, lui, contenait un artic<strong>le</strong> sur la désertification de l’intérieur<br />
australien, et un reportage sur la traversée du continent à dos de chameau<br />
par une jeune femme à l’abondante crinière d’un blond fauve. Avec <strong>le</strong><br />
Herald il prit <strong>le</strong> National Geographic et Playboy Australia, qui consacrait<br />
quelques photos aux bel<strong>le</strong>s du Nord, c’est-à-dire à des modè<strong>le</strong>s photographiées<br />
dans <strong>le</strong>s hôtels de la Gold Coast ou sur fond de barrière de corail.<br />
Tout ceci entretenait aussi un rapport avec l’impardonnab<strong>le</strong>, du même<br />
ordre sans doute, par sa latéralité insidieuse, que celui des changements<br />
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