Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
<strong>le</strong>s heures d’odorante intimité qu’il venait de passer avec la jeune fil<strong>le</strong>.<br />
Il entrouvrit la porte-fenêtre et se glissa, frissonnant, sur la terrasse<br />
f<strong>le</strong>urie où se mêlaient <strong>le</strong>s fortes émanations métalliques des géraniums,<br />
la conventionnel<strong>le</strong> langueur amoureuse du jasmin et un fond tonique de<br />
conifères venant des pentes de la vallée. Il y avait encore de la lumière<br />
dans la chambre d’Andrew, une ombre bondissante se dessina sur <strong>le</strong><br />
rideau, on entendit de petits cris, un rire perlé, une chute sourde sur un<br />
lit : ceux-là allaient prolonger <strong>le</strong>urs ébats toute la nuit. Joël se sentit un<br />
peu gêné, il voulait surtout éviter que <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> pût avoir l’impression<br />
qu’il <strong>le</strong>s épiait. Il contourna la maison et alla s’asseoir sur un fauteuil de<br />
jardin de la véranda sur la façade, aussi pelotonné que possib<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s<br />
coussins, jambes repliées sous lui, bras entourant <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. Il sentait<br />
<strong>le</strong> sommeil <strong>le</strong> gagner de nouveau et s’apprêtait à rentrer dans la chambre<br />
de Muriel quand, après un quart d’heure environ, il vit approcher de<br />
l’autre bout de la rue <strong>le</strong>s phares d’une voiture roulant très <strong>le</strong>ntement.<br />
El<strong>le</strong> s’immobilisa devant la villa voisine puis, après un bref moment<br />
d’hésitation, s’engagea dans la courte allée menant au garage couvert.<br />
Les phares furent éteints, deux portières s’ouvrirent mais ne furent pas<br />
refermées pendant toute la conversation qui suivit ; il ne voyait pas <strong>le</strong>s<br />
occupants de la voiture ni ne pouvait être vu d’eux, mais, à moins de<br />
dix mètres, dans un si<strong>le</strong>nce profond à peine ému par <strong>le</strong> ronronnement<br />
périodique d’un réfrigérateur ou la course d’un chat sous un buisson de<br />
camélias, <strong>le</strong>s voix, bien que très discrètes, parvenaient aux oreil<strong>le</strong>s de<br />
Joël avec une netteté parfaite.<br />
L’homme devait avoir entre quarante et cinquante ans, la femme<br />
ne devait pas être non plus de la première jeunesse. Pendant plusieurs<br />
minutes, il entendit sans écouter un dialogue qui lui était d’emblée bizarrement<br />
familier mais dont <strong>le</strong> contenu lui échappait complètement ;<br />
il ne faisait qu’enregistrer passivement chaque mot ; ce qui se disait là<br />
se produisait en-deçà ou au-delà de la compréhension norma<strong>le</strong>, ne <strong>le</strong><br />
regardait pas, ne l’intéressait pas, malgré sa grande curiosité d’autrui.<br />
Enfin il se rendit compte que, justement, cela faisait partie intégrante<br />
de sa propre histoire; l’énoncé ne pouvait donc pas plus <strong>le</strong> tirer de sa<br />
torpeur que <strong>le</strong> rythme régulier de sa respiration ou la croissance de ses<br />
cheveux ou de ses ong<strong>le</strong>s. Mais une respiration, une activité du corps « à<br />
côté », de l’ordre du possib<strong>le</strong>, dans un temps et un espace parallè<strong>le</strong>s sans<br />
être doub<strong>le</strong>s, sans être mirés ni reflétés. L’homme assis dans la voiture<br />
parlait anglais avec une bonne dose d’accent français, sur un ton méditatif,<br />
hésitant à la recherche de la paro<strong>le</strong> juste, comme oppressé par<br />
un improbab<strong>le</strong> retour. Cet inconnu avait exactement la voix, <strong>le</strong> débit et<br />
l’accent de son père, exactement, c’est-à-dire non tel qu’il connaissait<br />
217