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d’eau, alla se laver <strong>le</strong>s mains au robinet du jardin. L’eau était froide; il<br />
avait oublié de prendre un chiffon ou un torchon, il s’égoutta <strong>le</strong>s mains<br />
sur <strong>le</strong> gazon dru, du « Buffalo », <strong>le</strong>s essuya sur ses vieux jeans. Les trois<br />
hibiscus inauguraux, protégés du vent marin par une claie de lattes<br />
blanches sur <strong>le</strong> côté de la maison, avaient bien pris ; ils étaient repartis<br />
pour une nouvel<strong>le</strong> saison. Ils étaient passés de mode, pourtant, ainsi que<br />
<strong>le</strong>s poinsettias et beaucoup d’autres espèces qui avaient été, encore dans<br />
<strong>le</strong>s années 70, emblématiques d’une quasi-tropicalité, d’un établissement<br />
en terre de so<strong>le</strong>il, ne connaissant pas <strong>le</strong> gel. Avec <strong>le</strong>s agapanthes du devant,<br />
Jacques avait moins de succès ; après tout, Kathy avait raison : c’était<br />
une plante triste, étalée dans <strong>le</strong> temps, dans <strong>le</strong>s coins, <strong>le</strong> long des murets,<br />
cachant <strong>le</strong> terrain qu’el<strong>le</strong> occupait. Mais cette tristesse, ce côté tombal,<br />
lui, ne l’attristaient pas, faisaient plutôt partie d’un ordre mémorab<strong>le</strong><br />
et impersonnel des choses.<br />
Il était quatre heures et quart, il eut envie de faire un tour, de<br />
descendre un moment marcher sur la plage. Pas seul, de préférence, mais<br />
enlacé avec Kathy, s’arrêtant tous <strong>le</strong>s quatre pas, comme des amoureux<br />
rêvant qu’ils pourraient habiter un jour cet irréel paradis de grande<br />
banlieue. Peut-être Kathy souhait-el<strong>le</strong> une pause el<strong>le</strong> aussi, el<strong>le</strong> n’avait<br />
pas quitté son clavier et sa pi<strong>le</strong> de livres marqués de signets depuis midi<br />
et demie. Contrairement à Jacques, el<strong>le</strong> trouvait que la vue de la mer la<br />
distrayait, sans doute parce que, ayant passé son enfance à Ashfield et<br />
son ado<strong>le</strong>scence dans une villa de Harbord située au fond d’un cul-desac,<br />
toute enclose entre des jardins systématiquement f<strong>le</strong>uris et d’autres<br />
villas des années cinquante sans la moindre fantaisie architectura<strong>le</strong>, une<br />
certaine monotonie du décor, un certain ennui visuel, une certaine étanchéité<br />
de l’environnement sans surprise étaient associés pour el<strong>le</strong> avec<br />
la concentration de son attention intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>. Aussi avait-el<strong>le</strong> choisi<br />
pour bureau une petite pièce récupérée sur la véranda à l’arrière de la<br />
maison, qui avait dû servir de chambre d’enfant en d’autres temps. Quand<br />
Jacques l’avait connue, il avait craint un moment qu’el<strong>le</strong> ne fût <strong>le</strong> genre<br />
à porter ses lunettes de so<strong>le</strong>il sur <strong>le</strong>s cheveux et à jeter négligemment un<br />
pull en cachemire sur ses épau<strong>le</strong>s, ce qui irait inévitab<strong>le</strong>ment avec des<br />
accessoires tels qu’un stylo à bil<strong>le</strong> Dunhill en laque et plaqué or et des<br />
brace<strong>le</strong>ts encombrants. Mais non, pas du tout ; à la maison, el<strong>le</strong> passait<br />
même <strong>le</strong> plus clair de son temps en survêtement gris ou noir uni, ou en<br />
teeshirt et short de sport, de corps présente et de proche nudité.<br />
Quand il entra dans la pièce, d’un désordre habité (monceaux<br />
de livres empruntés en bibliothèque, photos et cartes posta<strong>le</strong>s épinglées<br />
à un panneau de liège, chapeau de pail<strong>le</strong> coiffant <strong>le</strong> coin d’une étagère)<br />
dont la porte, donnant sur <strong>le</strong>ur chambre, était restée grande ouverte, el<strong>le</strong><br />
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