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Iouri Roubinski<br />
L E S L E Ç O N S D U PA S S É<br />
La décision du général de Gaulle, après son retour aux affaires au printemps<br />
1958, de choisir le chancelier Adenauer comme un de ses premiers interlocuteurs<br />
étrangers suscita alors un certain étonnement. L’ancien combattant des deux<br />
guerres mondiales qui avait été prisonnier en Allemagne et qui, deux décennies<br />
plus tard, avait pris la tête de la Résistance française était considéré comme un<br />
nationaliste, élevé dès la plus tendre enfance dans un esprit anti-allemand.<br />
Cependant, de Gaulle fut toujours guidé dans son activité non par les émotions<br />
ou les préjugés mais par des calculs raisonnables, pragmatiques, l’inscrivant dans<br />
une ligne historique et mondiale. L’évolution de l’équilibre des forces entre les<br />
États-Unis et l’URSS dans le sens d’un « équilibre de la terreur » nucléaire où les<br />
parties se trouvaient otages l’une de l’autre et cherchaient à éviter de mettre en<br />
danger leurs propres populations au nom de la sécurité de leurs alliés était un<br />
sujet particulier d’inquiétude pour le Général. Une telle situation présentait un<br />
double danger pour l’Europe – cette dernière pouvait en effet se transformer en<br />
champ de bataille des superpuissances avec des conséquences catastrophiques, soit<br />
faire l’objet d’un accord global entre les deux grands aux dépens des intérêts des<br />
Européens (un « super-Yalta » en quelque sorte).<br />
Pour de Gaulle, la crise de Cuba en 1962 apporta la preuve que son analyse était<br />
juste : elle accéléra le passage, pour les États-Unis, d’une stratégie de « représailles<br />
massives » à un concept de « riposte graduée ». Après avoir fermement soutenu<br />
Kennedy au cours de cette crise, de Gaulle suivit une politique consistant, d’une<br />
part, à accélérer la création par la France d’une force nationale de dissuasion<br />
nucléaire, de l’autre, à unir six États d’Europe occidentale sur la base du Traité<br />
de Rome (1957) portant création de la Communauté économique européenne<br />
(CEE), embryon de la future Union européenne. Sûr que le rôle de leader<br />
politique, et par-là même de participant influent au sein du concert des grandes<br />
puissances, serait tenu par la France, de Gaulle considérait l’Allemagne de l’Ouest<br />
comme son partenaire principal, Allemagne dont le potentiel était limité par les<br />
conséquences politiques de la Deuxième Guerre mondiale, et avant tout par sa<br />
division en deux États.<br />
Bien qu’Adenauer ne partageât pas tous les desseins grandioses du général,<br />
il vit en eux des avantages pratiques pour son pays. Le principal étant que la<br />
France, qui était restée longtemps pour les Allemands l’interlocuteur le plus<br />
problématique parmi les puissances de l’OTAN, devenait un partenaire précieux<br />
dans les négociations non seulement avec l’Union Soviétique, mais dans une<br />
certaine mesure avec les États-Unis et la Grande-Bretagne. La ligne de conduite de<br />
ces pays au cours de la crise des années 1958-1961 autour de Berlin Ouest n’avait<br />
pas toujours inspiré au chancelier une pleine confiance.<br />
RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013