GERMINAL Emile ZOLA - livrefrance.com
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coulant de nouveau sur la route en un torrent débordé. La voie de sortie était trop<br />
étroite, des palissades furent rompues.<br />
- Aux fosses! à bas les traîtres! plus de travail!<br />
Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence. Pas un homme, pas un souffle.<br />
Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul, défendant du geste qu'on le<br />
suivît, il visita la fosse. Il était pâle, très calme. D'abord, il s'arrêta devant le puits,<br />
leva les yeux, regarda les câbles coupés: les bouts d'acier pendaient inutiles, la<br />
morsure de la lime avait laissé une blessure vive, une plaie fraîche qui luisait dans le<br />
noir des graisses. Ensuite, il monta à la machine, en contempla la bielle immobile,<br />
pareille à l'articulation d'un membre colossal frappé de paralysie, en toucha le métal<br />
refroidi déjà, dont le froid lui donna un frisson, <strong>com</strong>me s'il avait touché un mort. Puis,<br />
il descendit aux chaudières, marcha lentement devant les foyers éteints, béants et<br />
inondés, tapa du pied sur les générateurs qui sonnèrent le vide. Allons! c'était bien<br />
fini, sa ruine s'achevait. Même s'il rac<strong>com</strong>modait les câbles, s'il rallumait les feux, où<br />
trouverait-il des hommes Encore quinze jours de grève, il était en faillite. Et, dans<br />
cette certitude de son désastre, il n'avait plus de haine contre les brigands de<br />
Montsou, il sentait la <strong>com</strong>plicité de tous, une faute générale, séculaire. Des brutes<br />
sans doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de faim.<br />
V, IV<br />
Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée, sous le pâle soleil d'hiver, s'en<br />
allait, débordait de la route, au travers des champs de betteraves.<br />
Dès la Fourche-aux-Boeufs, Etienne en avait pris le <strong>com</strong>mandement. Sans qu'on<br />
s'arrêtât, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tête, galopait en<br />
sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes<br />
s'avançaient, quelques- unes armées de bâtons, la Maheude avec des yeux<br />
ensauvagés qui semblaient chercher au loin la cité de justice promise; la Brûlé, la<br />
Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, <strong>com</strong>me<br />
des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les<br />
gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une<br />
confusion de troupeau, en une queue qui s'élargissait, hérissée de barres de fer,<br />
dominée par l'unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. Etienne,<br />
au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu'il forçait à marcher devant lui; tandis que<br />
Maheu, derrière, l'air sombre, lançait des coups d'oeil sur Catherine, la seule femme<br />
parmi ces hommes, s'obstinant à trotter près de son amant, pour qu'on ne lui fît pas<br />
du mal. Des têtes nues s'échevelaient au grand air, on n'entendait que le claquement<br />
des sabots, pareil à un galop de bétail lâché, emporté dans la sonnerie sauvage de<br />
Jeanlin.<br />
Mais, tout de suite, un nouveau cri s'éleva.<br />
- Du pain! du pain! du pain!<br />
Il était midi, la faim des six semaines de grève s'éveillait dans les ventres vides,<br />
fouettée par cette course en plein champ. Les croûtes rares du matin, les quelques<br />
châtaignes de la Mouquette, étaient loin déjà; et les estomacs criaient, et cette<br />
souffrance s'ajoutait à la rage contre les traîtres.<br />
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