Le saumon de l'Atlantique dans l'histoire de l'Amérique du Nord

saumons dont le comportement est assez inhabituel :
« Les saumons fraient en septembre dans ces régions,
contrairement aux autres endroits où je les ai déjà
vus »• Ce fait, s'il en est un, soulève un point très
intéressant, car aucun document historique ou contemporain
ne fait mention du frai des saumons en Amérique
du Nord dès septembre; apparemment, c'était tout aussi
inhabituel en 1670. Même dans l'Ungava, où l'on peut
s'attendre que la saison de croissance soit plus courte,
le frai avait rarement lieu avant la fin de septembre.'
On peut conclure que cet écart par rapport à la normale
laisse entendre l'existence d'une population distincte ou
isolée, peut-être dulcicole — toutefois, les dates de frai
de toutes les populations connues de saumon sont postérieures
au mois de septembre.
Il faut attendre la fin de la Révolution américaine
pour obtenir une preuve plus concluante de l'existence
et de la répartition des saumons sur le territoire de
l'actuelle province de l'Ontario. Après 1783, l'arrivée
massive des Loyalistes dans la région du lac Ontario se
solde par la création de la nouvelle colonie du Haut-
Canada en 1793 et révèle le potentiel agricole du pays
et ultérieurement son potentiel piscicole. Isaac Weld,
l'un des nouveaux arrivants, écrit que « le lac Ontario et
tous les cours d'eau qui s'y jettent regorgent d'excellents
saumons et de nombreuses espèces de poissons
de mer qui remontent le Saint-Laurent »." Un autre
observateur rapporte que les nouveaux habitants font
grand usage des énormes ressources quasi inexploitées,
et « varient leur alimentation en prenant au filet de
grandes quantités de corégones, de saumons, d'esturgeons
et d'autres espèces aussi abondantes ». 107
Mme John Graves (Elizabeth) Simcoe, la femme
du premier gouverneur de la colonie, produisit l'un des
rapports les plus précis et circonstanciés sur le Haut-
Canada avant l'année 1800. Certaines de ses nombreuses
observations se rapportent à la pêche. En 1793,
elle et son mari assistent à la fondation de York, que
deviendra Toronto; la rivière Don, qui longe la ville, et
la rivière Humber, six milles à l'ouest de l'établissement,
abondaient en saumons à cette époque-là, et
le 4 août, voici ce qu'elle écrit :
Un Indien du nom de Wable Casigo nous approvisionne
en saunions qui abondent dans les cours
d'eau et les ruisseaux qui longent cette rive. Ils se
dirigent, dit-on, vers la nier, ce qui n'est pas impossible
vu la vitesse à laquelle ils nagent; de plus, leur
peau très rouge et leur saveur confirment cette hypothèse;
c'est en juin qu'ils sont les meilleurs. mg
Le saumon est une source de nourriture tellement
courante pour les premiers colons que ceux qui ne pêchent
pas peuvent s'en procurer au plus bas prix possible
auprès des pêcheurs. Robert Gourlay rapporte
qu'« un saumon de dix à vingt livres se vend un shilling,
un canon de whisky, un pain ou une autre pécadille
semblable ». 1" Malgré sa valeur minime, le saumon
représente souvent un argument de poids dans les transactions
foncières comme l'indiquent les annonces suivantes
parues dans le York Gazette en 1978 :
Aux enchères lundi, le deuxième jour de juillet prochain
à l'hôtel John Macdougall dans la ville de York,
belle ferme avec maison en rondins et sept ou huit acres
de terre amendés. Comprend également une excellente
pêcherie de saumon pouvant subvenir aux besoins de
plusieurs familles. 11°
Juste avant le tournant du siècle, on pêche surtout
le saumon à la foène dans le Haut-Canada; on utilise
occasionnellement des filets, notamment en 1793, lorsque
Mme Simcoe raconte que les troupes stationnées à
Niagara avaient utilisé des filets pour prendre descorégones
et des esturgeons.'" En dépit du fait que les
cultivateurs ne considèrent pas la pêche à la foène
comme un sport, des jeunes et des gentilshommes de la
ville de York s'y adonnent pour se distraire et s'amuser;
la baie de Toronto est leur lieu d'élection : « les gentilshommes
de York pratiquent également des sports de
plein air comme la chasse au gibier, la chasse aux
oiseaux, la chasse au faucon et la pêche. Le soir dans
la baie, on peut voir de nombreux canots dont les occupants
s'adonnent à ce sport excitant de la pêche à la
foène, à la lumière des lanternes ». 112 Voici les propos
de Paul Kane, le célèbre peintre des scènes de la vie des
Indiens d'Amérique : « Durant mon enfance, j'ai vu
jusqu'à cent feux qui brillaient dans la baie de Toronto
et j'ai souvent participé à ce sport ». 113
Malgré l'abondance des saumons dans les rivières
Don et Humber qui incite plusieurs personnes à mettre
sur pied une entreprise commerciale, le commerce du
saumon est strictement local à cette époque, et il n'y a
aucun marché d'exportation. Les saumons sont parfois
salés dans des barils de deux cents livres, vendus pour
30 à 50 shillings, et la plupart des familles stockent des
réserves de saumon saumuré pour l'hiver. Le saumon
frais est également vendu dans les marchés de la ville;
les prises nocturnes effectuées dans la baie de Toronto,
par exemple, sont débarquées sur la rive entre les rues
Princess et Caroline où s'est développé un marché. 14
À York, le saumon frais est apparemment offert la
majeure partie de l'année. Mme Simcoe signale que le
premier novembre, de grandes quantités de saumon
sont pêchées à la foène près de chez elle, au Castle
Frank, à l'embouchure de la rivière Don : «Ce soir à
huit heures, nous sommes montés à bord d'un bateau
pour assister à la pêche à la foène. De grosses torches
d'écorce de bouleau blanc sont transportées à bord des
bateaux; attirés par la lumière, les poissons sont pris à
la foène par des pêcheurs très habiles ». Toutefois, cette
excursion suscite des sentiments mitigés chez la femme
du gouverneur. «Il est très pénible de voir ces poissons
mourir, mais c'est un très beau spectacle de les voir
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