Annibal
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travaille à former l'expérience du lecteur, à l'initier an maniement des affaires, à<br />
élever sa pensée, à développer en lui les germes de l'homme d'état1.<br />
La liaison des événements, les relations de cause à effet, chacun croit pouvoir les<br />
comprendre, les élucider convenablement. Cependant il faut bien reconnaître que<br />
l'histoire traitant surtout de questions politiques et militaires, il y a là une<br />
certaine part de métier où la compétence des professionnels n'est pas illusoire :<br />
Combien n'est-il pas important d'entendre le récit des combats de terre et de<br />
mer, et des sièges, de la bouche de ceux qui y ont assisté, et d'avoir soi-même<br />
l'expérience de ces terribles événements et de tous les travaux militaires ? (XII,<br />
30)<br />
Il est impossible de bien écrire sur les questions de guerre, si l'on n'a soi-même<br />
aucune notion d'art militaire, de même qu'il est impossible de bien discuter les<br />
affaires politiques si on ne les a pas étudiées et pratiquées. Il ne peut rien sortir<br />
de bien conçu et de parfaitement vrai, en pareille matière, d'un homme qui s est<br />
borné à lire des livres, et l'œuvre qu'il produira sera sans fruit pour ses lecteurs.<br />
Si on prive l'histoire de l'utilité qu'elle peut nous offrir, ce n'est plus qu'une<br />
compilation misérable, indigne d'un homme intelligent. J'ajoute que, si l'on veut<br />
écrire quelque chose où il soit fait mention de certaines villes ou certaines<br />
régions, on s'expose au même genre d'erreurs si l'on ignore la géographie2. C'est<br />
ce qui est arrivé à Timée, comme à tous ceux qui se sont fiés exclusivement aux<br />
connaissances puisées dans les livres. Leurs récits manquent de cette sève, de<br />
cette vie réelle qu'on ne saurait trouver que chez les historiens ayant réellement<br />
manié les affaires. Ces derniers seuls peuvent produire sur le lecteur des effets<br />
utiles et durables (XII, 26, 19).<br />
Nous aurons plusieurs fois à constater, dans l'histoire d'<strong>Annibal</strong>, la grande<br />
supériorité que Polybe tire de ses connaissances professionnelles et<br />
géographiques. Dans la traduction ou le résumé des documents, un mot juste<br />
peut avoir une influence décisive sur le sens d'une phrase ; il établit une<br />
différence radicale entre le texte de Polybe et celui de Tite-Live.<br />
Mais la connaissance du pays, telle que Polybe l'entend, ne doit pas avoir pour<br />
objet de fournir une foule de noms propres à l'historien : elle lui sert à placer<br />
exactement le tableau dans son cadre, à tenir compte de la situation réciproque<br />
et de la distance des diverses localités où se déroulent les événements. Polybe<br />
élague les détails qui ne pourraient que satisfaire la curiosité ; tout ce qu'il<br />
rapporte doit concourir à l'objet final de son œuvre, c'est-à-dire à l'instruction<br />
politique et militaire du lecteur. De là une grande clarté dans le récit, mais de là<br />
aussi les difficultés que nous rencontrons quand nous voulons, par simple<br />
curiosité historique, reconstituer l'itinéraire d'<strong>Annibal</strong> d'après les écrivains<br />
anciens. Quelle que soit la route suivie, il faut bien admettre qu'elle traversait<br />
des peuples et des villes, qu'elle franchissait des cours d'eau ; Polybe lui-même<br />
nous fera savoir (III, 56) que les passages de rivières ont coûté beaucoup<br />
d'hommes aux Carthaginois ; mais c'étaient des torrents inconnus des Grecs,<br />
dont les noms importaient peu ; la description en aurait été longue et sans grand<br />
intérêt : il suffisait de les comprendre en bloc dans l'indication sommaire des<br />
difficultés de la route. A peine le nom du mystérieux Scoras et celui des<br />
Allobroges auront-ils échappé.<br />
1 PIERRON, Littérature grecque, p. 504.<br />
2 XII, 25, 17. Polybe tient cette idée de son précurseur Éphore (XII, 27).