Pas de bavards à la Muette

Je versai le whisky dans les verres, lui tendis le sien et
fis un sort au mien. Ça ne me fit aucun bien. J’avais
toujours la gueule de bois, les côtes et la tête douloureuses
et le cerveau en caoutchouc-mousse.
— Continuons, dis-je, tout de même. Alors, il ne vous a
rien dit ?
— Non.
Elle avait croisé les jambes et agitait dans le vide un
pied chaussé d’une mule rouge.
— Il est resté là, devant vous, planté comme un cigare
et muet comme Debureau ?
— Mais…
Le pied accéléra ses saccades.
— … Je ne l’ai pas vu ! Ce n’est pas moi qu’il venait
voir !
— Qui donc, alors ? lançai-je.
Elle décroisa les jambes, les ramena sous elle, se
trémoussa, et après quelque hésitation :
— J’ai une nièce, dit-elle. Il n’y avait aucune raison que
je vous mette au courant, cet après-midi… C’était tout à
fait inutile et étranger à… J’ai une nièce : Suzanne…
— Suzanne, oui. Marie-Chantal, Suzanne.
— Vous la connaissez ?
— S’il s’agit d’une gamine de dix-neuf ou vingt ans, jolie
et bien faite, avec de longs cheveux châtains tirant sur le
roux, des ongles rongés et un peu idiote, je la connais…
J’expliquai en quelles circonstances j’avais fait sa
connaissance.
— Un peu idiote ? observa Mme Ailot, d’un ton pincé.
— Disons écervelée, si l’autre terme vous blesse.