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Un chapeau de marin en cuir bouilli cabossé sur le front, la<br />
redingote flottant au vent du large, Napoléon s’appuyait au<br />
bastingage et regardait les vagues d’écume que rejetait la proue.<br />
— Où reste Bertrand ?<br />
— Je ne l’ai pas vu de la matinée, répondit Octave qui<br />
découvrait la vie en mer. Il n’était jamais monté sur un navire, il<br />
avait seulement emprunté à l’occasion un bâtelet sur la Seine,<br />
pour changer de rive entre le port aux vins et les cultures<br />
maraîchères proches de la Bastille, mais là, le roulis travaillait<br />
ses intestins et il tenait un mouchoir contre sa bouche, de peur<br />
que ses hoquets ne dégénèrent et qu’il rende le peu qu’il avait eu<br />
la force d’avaler. Bertrand était sans doute dans un état voisin.<br />
L’Empereur, lui, montrait sa belle humeur et respirait à fond :<br />
— Amenez-le-moi, monsieur Sénécal, l’air frais lui fera du<br />
bien avant le déjeuner.<br />
Octave se dirigea vers le gaillard d’arrière jusqu’à la cabine<br />
du capitaine où logeaient ensemble Sa Majesté et Bertrand ; il<br />
vacillait, il gardait mal son équilibre, même si les mouvements<br />
du pont étaient lents et peu marqués. Il trouva le comte affalé<br />
sur sa couchette ; il avait le teint vert et se tenait le ventre.<br />
— Monsieur le comte ?<br />
— Laissez-moi mourir, Sénécal…<br />
— Sa Majesté veut que vous partagiez son déjeuner.<br />
— Déjeuner ? Vous êtes fou !<br />
Octave n’insista pas trop. Il en profita pour lire un article du<br />
Courrier, découpé et collé sur la bibliothèque d’Ussher, qui<br />
donnait un signalement minutieux de l’Empereur : quelques<br />
mois plus tôt, des rapports de Londres avaient prévenu les<br />
commandants des vaisseaux anglais d’une fuite possible de<br />
Napoléon en Amérique. Octave haussa les épaules devant cette<br />
note périmée et les nausées de Bertrand ; il retourna bredouille<br />
auprès de l’Empereur, lequel discutait justement avec le captain<br />
Ussher :<br />
— Nous n’avançons pas, disait Napoléon. Si vous chassiez<br />
une frégate ennemie, auriez-vous plus de voiles ?<br />
Levant la tête vers la mâture, Ussher en convint :<br />
— Sans doute…<br />
— Il manque une voile au gaillard d’arrière.<br />
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