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— Oui, répondait le comte, (à Octave :) Ils ne vont pas<br />
rester, Blacé, ils vont nous remettre le pouvoir et rentrer chez<br />
eux, les gens de Paris comprennent cela, voyez-les.<br />
En bas, sur le boulevard de la Madeleine, la foule pressée sur<br />
le trajet du défilé lançait des ovations et s’époumonait : « Vivent<br />
nos libérateurs ! » Parmi les plus enragés, Octave crut<br />
reconnaître l’apothicaire si patriote de la barricade Saint-Denis,<br />
son voisin d’un combat éventuel, qui levait son chapeau, la<br />
bouche ouverte, pour acclamer ceux qu’hier il voulait trucider<br />
avec son fusil de chasse. Des femmes hystériques se<br />
précipitaient vers les cavaliers russes qui marchaient en ordre<br />
parfait, elles les attrapaient par les bottes, elles leur<br />
embrassaient les gants, les traitaient de sauveurs et d’autres<br />
qualificatifs outranciers. Les chefs circassiens, venus du<br />
Caucase, étaient follement applaudis, superbes avec leurs<br />
casques pointus et leurs cottes de mailles en acier brillant.<br />
Qu’une population se retourne en un clin d’œil pour<br />
s’agenouiller devant le vainqueur, cela ne surprenait pas Octave,<br />
habitué aux sentiments mobiles de ses contemporains, mais une<br />
chose l’intriguait : les soldats ennemis portaient tous un<br />
brassard blanc à la manche, comme s’ils paradaient pour<br />
Louis XVIII. Il se pencha vers le comte et lui demanda fort à<br />
l’oreille, car on s’entendait mal dans le tohu-bohu :<br />
— Comment avez-vous réussi à leur faire porter ce symbole<br />
de notre royauté ?<br />
— C’est un hasard pur, cher ami, répondit Sémallé sur le<br />
même ton, une coïncidence bienheureuse, un signe du Ciel, une<br />
méprise qui nous aide bougrement !<br />
Le comte de Langeron, qui servait chez le tsar, lui avait<br />
expliqué tout à l’heure la raison des brassards. Un officier<br />
anglais, l’autre matin, avait été blessé par un cosaque qui le<br />
prenait pour un grenadier de Napoléon, car les soldats alliés<br />
distinguaient mal les uniformes français des autrichiens, russes,<br />
prussiens, anglais ou allemands. Les états-majors avaient donc<br />
décidé qu’ils porteraient ces brassards très visibles, pour éviter<br />
de s’entretuer, mais les Parisiens croyaient en effet que les<br />
occupants soutenaient le roi de France, et pour ne pas être<br />
importunés plus tard par cette armée d’envahisseurs, ils étaient<br />
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