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nationale. Il revint trempé, sanglant et hors d’haleine vers les<br />
parasols :<br />
— Cela ne vous donne pas envie, Bertrand ?<br />
— Sincèrement non, sire.<br />
— Diable ! Vous manquez d’exercice ! Cela vous ferait le plus<br />
grand bien.<br />
Le comte Bertrand ne venait plus aux Mulini que si<br />
l’Empereur le convoquait ; il l’accompagnait désormais<br />
rarement dans ses promenades sur l’île, terré dans ses<br />
appartements de la mairie, avec Fanny, sa femme qui venait de<br />
perdre leur plus jeune fils, étouffé dans son berceau à trois<br />
semaines. Depuis ce malheur, Bertrand faisait peine à voir. Il<br />
n’avait jamais été gai ; son visage s’allongeait encore sous la<br />
tristesse. L’Empereur continuait néanmoins à le secouer :<br />
« Pour son bien », disait-il, mais il rendait chaque jour visite à<br />
Fanny pour la consoler.<br />
M. Seno proposa de faire visiter ses pêcheries, ils y allèrent<br />
en groupe. C’était à deux pas. Sur les collines, on apercevait les<br />
lanciers qui bouclaient le site avec des gendarmes. À l’intérieur<br />
de la poissonnerie principale, l’Empereur s’extasia devant la<br />
dextérité avec laquelle les Elboises dépeçaient les thons pour en<br />
lever les filets ; il leur distribua des pièces d’or, elles<br />
s’agenouillèrent pour lui baiser les mains et le couvrir d’écailles.<br />
Tandis que M. Seno pérorait, l’Empereur se baissa, prit dans un<br />
baquet une poignée de sardines fraîches et les glissa dans la<br />
poche du comte Bertrand qui, écoutant comme les autres<br />
l’exposé de M. Seno, ne s’aperçut de rien. Peu après, comme ils<br />
ressortaient au jour, l’Empereur éternua :<br />
— J’ai pris froid dans l’eau, ma parole ! Prêtez-moi votre<br />
mouchoir, Bertrand.<br />
Le comte mit la main dans sa poche, la retira aussi vite au<br />
contact gluant et remuant des sardines ; l’Empereur s’assit par<br />
terre, pris d’une crise de fou rire qui faillit le suffoquer. Les<br />
autres ne riaient pas. Beaucoup s’interrogeaient sur cette<br />
plaisanterie enfantine, Campbell surtout, et le signor Forli.<br />
Bertrand avait ôté sa redingote, il vidait sa poche sur le sable,<br />
crispé, blanc, mouillé, puant le poisson.<br />
— Des bateaux, dit à cet instant M. Seno.<br />
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