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Le fâcheux se perdit en courbettes et remonta sur son<br />
bourricot, en nage mais heureux d’avoir surpris un secret.<br />
Octave s’en amusait : l’Empereur avait utilisé le même<br />
argument et presque les mêmes mots que lui pour dévier la<br />
rumeur ; les porteurs d’un secret aiment le répéter pour se faire<br />
mousser, mais ici cela ne servait à rien puisque les Elbois<br />
n’entendaient que ce qu’ils avaient envie d’entendre, et les<br />
démentis, même déguisés, tournaient court. Cette visite<br />
imprévue, néanmoins, changea le programme et il ne fut plus<br />
question de descendre à Marciana, d’où montait déjà le repas<br />
cuisiné chez Madame Mère, dans de grandes panières portées à<br />
dos de mules. Traditi, le maire de Porto Ferraio, menait ce<br />
convoi de bouche ; il avait été promu chambellan et se<br />
rengorgeait dans son nouveau costume brodé. On prit le<br />
déjeuner sous la tente. Sa Majesté découpa les viandes comme<br />
un bourgeois qui reçoit dans sa campagne. La conversation<br />
demeura volontairement futile, on parla beaucoup mais de rien<br />
et l’Empereur s’éclipsa avant les desserts parce qu’il avait besoin<br />
de s’isoler. Avec un officier d’ordonnance et l’un des grenadiers<br />
qui assurait la sécurité des environs, Octave suivait son maître<br />
du regard, sans jamais le perdre de vue jusqu’au moment où il<br />
entra dans la chapelle de crépi rose et blanc. C’est là que vers<br />
une heure de l’après-midi le chambellan lui amena son fils et la<br />
comtesse Walewska qu’il avait demandés. Peu après, Octave les<br />
vit ressortir ensemble. Marie avait ouvert son ombrelle et<br />
l’Empereur portait le petit Alexandre sur ses épaules. Ils<br />
montèrent un sentier bordé de figuiers d’Inde d’un vert brillant,<br />
qui poussaient dans la terre sèche entre les roches ; ils<br />
respiraient le parfum des cyclamens mauves et tardifs, se<br />
promenaient comme une famille le dimanche.<br />
Seuls, épiés mais de loin, il n’y avait plus de souverain ni de<br />
comtesse, ils bavardaient sans protocole, c’est-à-dire que<br />
Napoléon partait dans de longs monologues inspirés par la<br />
nature de son minuscule royaume :<br />
— Ces couleurs, ces odeurs, c’est la Corse, Marie. Si tu savais<br />
comme j’ai été perdu la première fois que mon père nous a<br />
expatriés sur le continent, Joseph et moi. Nous nous sommes<br />
retrouvés bien isolés, mais lui était plus grand et destiné au<br />
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