Dimensiuni ale limbajului n context carceral

Certains espaces tels le grenier ou la voiture deviennent donc des topoi de la création artistique. La
démarche créatrice du grand-père consiste dans le réarrangement des objets déposés dans le grenier par les
générations qui se sont succédées dans la maison. Cet espace clos a donc la fonction de dépositaire de
l’histoire de la famille. Par ce réarrangement qu’il pratique, le personnage refuse la perception historique,
chronologique, de la réalité, en lui préférant une vision subjectivisée, discontinue du point de vue temporel,
qui est propre à l’art et notamment à la modernité littéraire. Peter Janssens parle en ce sens de «la logique
multiple et irrégulière de la rupture et du plissement» 1 , en comparant ces déformations de la chronologie
familiale avec les plissements des strates terrestres :
«Sur les étagères où avaient été déposés au fil du temps de précieux déchets de civilisation, au
point de constituer une sorte de relevé stratigraphique des générations successives et de leur
élémentaire idée de survie, grand-père, en modifiant le spectre de cette accumulation, avait brouillé le
temps, battu les cartes de notre Pincevent familial. Dans cette nouvelle donne, tous nos repères avaient
disparu. Avec les mêmes éléments il avait composé un autre tableau, une autre histoire». 2
La démarche du grand-père maternel a aussi une fonction révélatrice par rapport au passé «car le
bouleversement ramenait à la surface non seulement des préalables enfouis, des oubliés, mais aussi,
apparemment, des inédits». 1 Selon Rouaud, c’est l’une des plus importante fonction de la littérature. Sa prose
tout entière trahit son acharnement de récupérer l’histoire de la famille, celle de la Première Guerre Mondiale
et même la préhistoire de l’humanité, l’âge de la pierre taillée. Ce passé récupéré par le truchement de la
création artistique a une évidente fonction identitaire : l’écrivain se définit par rapport à toutes ces couches
successives du passé, à toutes ces tranches de la mémoire individuelle et collective.
En plus, les plus importantes de ces images du passé récupéré sont offertes par le grand-père maternel
à sa fille. Celle-ci étant trop accablée par la douleur d’avoir perdu récemment son mari, ce summum de
l’histoire de la famille tombe dans les mains du futur écrivain. Il s’agit d’une boîte à chaussures qui contient
des photos, des cartes postales, des lettres et deux cahiers, c’est-à-dire le journal que Pierre, le grand-père
paternel, a rédigé en 1929, pendant le voyage de récupération des ossements de son frère Emile,
resté sur le
front, dans
une tombe anonyme. Le grand-père maternel transmet donc à son petit-fils, sans le savoir, la
passion pour les fouilles de la matière précieuse qui est la mémoire écrite.
L’autre grand-père, côté paternel, lègue à son tour au même petit-fils (l’écrivain Jean Rouaud) la
passion pour l’écriture. Le journal qu’il a rédigé pendant la quête de la dépouille de son frère Emile devient
dans le roman Les champs d’honneur un autre symbole de l’acte créateur dont la fonction principale est celle
1
Peter Janssens, L’écriture exhume – sur Jean Rouaud in Ecritures contemporaines 2 (états du roman contemporain), Actes du
colloque de Calaceite, Fondation Noesis, 6-13 juillet 1996, Lettres Modernes Minard, Paris-Caen,
1999, p. 154.
2
Jean Rouaud,
Les champs d’honneur, Paris, Les Editions de Minuit, 1991, p. 138-139.