La Chartreuse de Parme STENDHAL - livrefrance.com
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au spectacle, il fit annoncer qu'un <strong>de</strong>voir <strong>de</strong> son état le retenant à l'archevêchépendant toute la journée, il prêcherait par extraordinaire à huit heures et <strong>de</strong>mie dusoir, dans la petite église <strong>de</strong> Sainte-Marie <strong>de</strong> la Visitation, située précisément en faced'une <strong>de</strong>s ailes du palais Crescenzi. Ludovic présenta <strong>de</strong> sa part une quantité énorme<strong>de</strong> cierges aux religieuses <strong>de</strong> la Visitation, avec prière d'illuminer à jour leur église. Ileut toute une <strong>com</strong>pagnie <strong>de</strong> grenadiers <strong>de</strong> la gar<strong>de</strong>, et l'on plaça une sentinelle, labaïonnette au bout du fusil, <strong>de</strong>vant chaque chapelle, pour empêcher les vols.Le sermon n'était annoncé que pour huit heures et <strong>de</strong>mie, et à <strong>de</strong>ux heures l'égliseétant entièrement remplie, l'on peut se figurer le tapage qu'il y eut dans la ruesolitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait faitannoncer qu'en l'honneur <strong>de</strong> Notre-Dame <strong>de</strong> Pitié, il prêcherait sur la pitié qu'une âmegénéreuse doit avoir pour un malheureux, même quand il serait coupable.Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théâtre au moment <strong>de</strong>l'ouverture <strong>de</strong>s portes, et quand rien n'était encore allumé. Le spectacle <strong>com</strong>mençavers huit heures, et quelques minutes après il eut cette joie qu'aucun esprit ne peutconcevoir s'il ne l'a pas éprouvée, il vit la porte <strong>de</strong> la loge Crescenzi s'ouvrir; peuaprès, la marquise entra; il ne l'avait pas vue aussi bien <strong>de</strong>puis le jour où elle lui avaitdonné son éventail. Fabrice crut qu'il suffoquerait <strong>de</strong> joie; il sentait <strong>de</strong>s mouvements siextraordinaires, qu'il se dit: Peut-être je vais mourir! Quelle façon charmante <strong>de</strong> finircette vie si triste! Peut-être je vais tomber dans cette loge; les fidèles réunis à laVisitation ne me verront point arriver, et <strong>de</strong>main, ils apprendront que leur futurarchevêque s'est oublié dans une loge <strong>de</strong> l'Opéra, et encore, déguisé en domestique etcouvert d'une livrée! Adieu toute ma réputation! Et que me fait ma réputation!Toutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur lui-même; il quitta saloge <strong>de</strong>s quatrièmes et eut toutes les peines du mon<strong>de</strong> à gagner, à pied, le lieu où il<strong>de</strong>vait quitter son habit <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-livrée et prendre un vêtement plus convenable. Ce nefut que vers les neuf heures qu'il arriva à la Visitation, dans un état <strong>de</strong> pâleur et <strong>de</strong>faiblesse tel que le bruit se répandit dans l'église que M. le coadjuteur ne pourrait pasprêcher ce soir-là. On peut juger <strong>de</strong>s soins que lui prodiguèrent les religieuses, à lagrille <strong>de</strong> leur parloir intérieur où il s'était réfugié. Ces dames parlaient beaucoup;Fabrice <strong>de</strong>manda à être seul quelques instants, puis il courut à sa chaire. Un <strong>de</strong> sesai<strong>de</strong>s <strong>de</strong> camp lui avait annoncé, vers les trois heures, que l'église <strong>de</strong> la Visitation étaitentièrement remplie mais <strong>de</strong> gens appartenant à la <strong>de</strong>rnière classe et attirésapparemment par le spectacle <strong>de</strong> l'illumination. En entrant en chaire, Fabrice futagréablement surpris <strong>de</strong> trouver toutes les chaises occupées par les jeunes gens à lamo<strong>de</strong> et par les personnages <strong>de</strong> la plus haute distinction.Quelques phrases d'excuses <strong>com</strong>mencèrent son sermon et furent reçues avec <strong>de</strong>s cris<strong>com</strong>primés d'admiration. Ensuite vint la <strong>de</strong>scription passionnée du malheureux dont ilfaut avoir pitié pour honorer dignement la Madone <strong>de</strong> Pitié, qui, elle-même, a tantsouffert sur la terre. L'orateur était fort ému; il y avait <strong>de</strong>s moments où il pouvait àpeine prononcer les mots <strong>de</strong> façon à être entendu dans toutes les parties <strong>de</strong> cettepetite église. Aux yeux <strong>de</strong> toutes les femmes et <strong>de</strong> bon nombre <strong>de</strong>s hommes, il avaitl'air lui-même du malheureux dont il fallait prendre pitié, tant sa pâleur était extrême.Quelques minutes après les phrases d'excuses par lesquelles il avait <strong>com</strong>mencé sondiscours, on s'aperçut qu'il était hors <strong>de</strong> son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-làd'une tristesse plus profon<strong>de</strong> et plus tendre que <strong>de</strong> coutume. Une fois on lui vit leslarmes aux yeux: à l'instant il s'éleva dans l'auditoire un sanglot général et si bruyant,que le sermon en fut tout à fait interrompu.281