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La Chartreuse de Parme STENDHAL - livrefrance.com

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Faut-il laisser <strong>de</strong>viner la jalousie qui me dévore, ou ne pas en parler?Si je me tais, on ne se cachera point <strong>de</strong> moi. Je connais Gina, c'est une femme toute<strong>de</strong> premier mouvement; sa conduite est imprévue même pour elle; si elle veut setracer un rôle d'avance, elle s'embrouille; toujours, au moment <strong>de</strong> l'action, il lui vientune nouvelle idée qu'elle suit avec transport <strong>com</strong>me étant ce qu'il y a <strong>de</strong> mieux aumon<strong>de</strong>, et qui gâte tout.Ne disant mot <strong>de</strong> mon martyre, on ne se cache point <strong>de</strong> moi et je vois tout ce qui peutse passer...Oui, mais en parlant, je fais naître d'autres circonstances; je fais faire <strong>de</strong>s réflexions;je préviens beaucoup <strong>de</strong> ces choses horribles qui peuvent arriver... Peut-être onl'éloigne (le <strong>com</strong>te respira), alors j'ai presque partie gagnée; quand même on auraitun peu d'humeur dans le moment, je la calmerai... et cette humeur quoi <strong>de</strong> plusnaturel?... elle l'aime <strong>com</strong>me un fils <strong>de</strong>puis quinze ans. Là gît tout mon espoir: <strong>com</strong>meun fils... mais elle a cessé <strong>de</strong> le voir <strong>de</strong>puis sa fuite pour Waterloo; mais en revenant<strong>de</strong> Naples, surtout pour elle, c'est un autre homme. Un autre homme, répéta-t-il avecrage, et cet homme est charmant; il a surtout cet air naïf et tendre et cet oeil souriantqui promettent tant <strong>de</strong> bonheur! et ces yeux-là la duchesse ne doit pas êtreaccoutumée à les trouver à notre cour! ... Ils y sont remplacés par le regard morne etsardonique. Moi-même, poursuivi par les affaires, ne régnant que par mon influencesur un homme qui voudrait me tourner en ridicule, quels regards dois-je avoirsouvent? Ah! quelques soins que je prenne, c'est surtout mon regard qui doit êtrevieux en moi! Ma gaieté n'est-elle pas toujours voisine <strong>de</strong> l'ironie?... Je dirai plus, ici ilfaut être sincère, ma gaieté ne laisse-t-elle pas entrevoir, <strong>com</strong>me chose toute proche,le pouvoir absolu... et la méchanceté? Est-ce que quelquefois je ne me dis pas à moimême,surtout quand on m'irrite: Je puis ce que je veux? et même j'ajoute unesottise: je dois être plus heureux qu'un autre, puisque je possè<strong>de</strong> ce que les autresn'ont pas: le pouvoir souverain dans les trois quarts <strong>de</strong>s choses. Eh bien! soyonsjuste; l'habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> cette pensée doit gâter mon sourire... doit me donner un aird'égoïsme... content... Et, <strong>com</strong>me son sourire à lui est charmant! il respire le bonheurfacile <strong>de</strong> la première jeunesse, et il le fait naître.Par malheur pour le <strong>com</strong>te, ce soir-là le temps était chaud, étouffé, annonçant latempête; <strong>de</strong> ces temps, en un mot, qui, dans ces pays-là, portent aux résolutionsextrêmes. Comment rapporter tous les raisonnements, toutes les façons <strong>de</strong> voir ce quilui arrivait, qui, durant trois mortelles heures, mirent à la torture cet hommepassionné? Enfin le parti <strong>de</strong> la pru<strong>de</strong>nce l'emporta, uniquement par suite <strong>de</strong> cetteréflexion: Je suis fou, probablement; en croyant raisonner, je ne raisonne pas; je meretourne seulement pour chercher une position moins cruelle, je passe sans la voir àcôté <strong>de</strong> quelque raison décisive. Puisque je suis aveuglé par l'excessive douleur,suivons cette règle, approuvée <strong>de</strong> tous les gens sages, qu'on appelle pru<strong>de</strong>nce.D'ailleurs, une fois que j'ai prononcé le mot fatal jalousie, mon rôle est tracé à toutjamais. Au contraire, ne disant rien aujourd'hui, je puis parler <strong>de</strong>main, je reste maître<strong>de</strong> tout. <strong>La</strong> crise était trop forte, le <strong>com</strong>te serait <strong>de</strong>venu fou, si elle eût duré. Il futsoulagé pour quelques instants, son attention vint à s'arrêter sur la lettre anonyme.De quelle part pouvait-elle venir? Il y eut là une recherche <strong>de</strong> noms, et un jugement àpropos <strong>de</strong> chacun d'eux, qui fit diversion. À la fin le <strong>com</strong>te se rappela un éclair <strong>de</strong>malice qui avait jailli <strong>de</strong> l'oeil du souverain quand il en était venu à dire vers la fin <strong>de</strong>l'audience: Oui, cher ami convenons-en, les plaisirs et les soins <strong>de</strong> l'ambition la plusheureuse, même du pouvoir sans bornes, ne sont rien auprès du bonheur intime quedonnent les relations <strong>de</strong> tendresse et d'amour. Je suis homme avant d'être prince, et,82

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