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La Chartreuse de Parme STENDHAL - livrefrance.com

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<strong>de</strong>là du pont <strong>de</strong> Lodi. Ces semelles improvisées tenaient au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s souliers par<strong>de</strong>s ficelles fort visibles, <strong>de</strong> façon que lorsque le majordome <strong>de</strong> la maison se présentadans la chambre du lieutenant Robert pour l'inviter à dîner avec madame la marquise,celui-ci fut plongé dans un mortel embarras. Son voltigeur et lui passèrent les <strong>de</strong>uxheures qui les séparaient <strong>de</strong> ce fatal dîner à tâcher <strong>de</strong> recoudre un peu l'habit et àteindre en noir avec <strong>de</strong> l'encre les malheureuses ficelles <strong>de</strong>s souliers. Enfin le momentterrible arriva. " De la vie je ne fus plus mal à mon aise, me disait le lieutenantRobert; ces dames pensaient que j'allais leur faire peur, et moi j'étais plus tremblantqu'elles. Je regardais mes souliers et ne savais <strong>com</strong>ment marcher avec grâce. <strong>La</strong>marquise <strong>de</strong>l Dongo , ajoutait-il , était alors dans tout l'éclat <strong>de</strong> sa beauté: vous l'avezconnue avec ses yeux si beaux et d'une douceur angélique et ses jolis cheveux d'unblond foncé qui <strong>de</strong>ssinaient si bien l'ovale <strong>de</strong> cette figure charmante. J'avais dans machambre une Hérodia<strong>de</strong> <strong>de</strong> Léonard <strong>de</strong> Vinci qui semblait son portrait. Dieu voulut queje fusse tellement saisi <strong>de</strong> cette beauté surnaturelle que j'en oubliai mon costume.Depuis <strong>de</strong>ux ans je ne voyais que <strong>de</strong>s choses lai<strong>de</strong>s et misérables dans les montagnesdu pays <strong>de</strong> Gênes: j'osai lui adresser quelques mots sur mon ravissement." Mais j'avais trop <strong>de</strong> sens pour m'arrêter longtemps dans le genre <strong>com</strong>plimenteur.Tout en tournant mes phrases, je voyais, dans une salle à manger toute <strong>de</strong> marbre,douze laquais et <strong>de</strong>s valets <strong>de</strong> chambre vêtus avec ce qui me semblait alors le <strong>com</strong>ble<strong>de</strong> la magnificence. Figurez-vous que ces coquins-là avaient non seulement <strong>de</strong> bonssouliers, mais encore <strong>de</strong>s boucles d'argent. Je voyais du coin <strong>de</strong> l'oeil tous ces regardsstupi<strong>de</strong>s fixés sur mon habit, et peut-être aussi sur mes souliers, ce qui me perçait lecoeur. J'aurais pu d'un mot faire peur à tous ces gens; mais <strong>com</strong>ment les mettre àleur place sans courir le risque d'effaroucher les dames? car la marquise pour sedonner un peu <strong>de</strong> courage, <strong>com</strong>me elle me l'a dit cent fois <strong>de</strong>puis, avait envoyéprendre au couvent où elle était pensionnaire en ce temps-là, Gina <strong>de</strong>l Dongo, soeur<strong>de</strong> son mari, qui fut <strong>de</strong>puis cette charmante <strong>com</strong>tesse Pietranera: personne dans laprospérité ne la surpassa par la gaieté et l'esprit aimable, <strong>com</strong>me personne ne lasurpassa par le courage et la sérénité d'âme dans la fortune contraire." Gina, qui pouvait avoir alors treize ans, mais qui en paraissait dix-huit, vive etfranche, <strong>com</strong>me vous savez, avait tant <strong>de</strong> peur d'éclater <strong>de</strong> rire en présence <strong>de</strong> moncostume, qu'elle n'osait pas manger; la marquise, au contraire, m'accablait <strong>de</strong>politesses contraintes; elle voyait fort bien dans mes yeux <strong>de</strong>s mouvementsd'impatience. En un mot, je faisais une sotte figure, je mâchais le mépris, chose qu'ondit impossible à un Français. Enfin une idée <strong>de</strong>scendue du ciel vint m'illuminer: je memis à raconter à ces dames ma misère, et ce que nous avions souffert <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>uxans dans les montagnes du pays <strong>de</strong> Gênes où nous retenaient <strong>de</strong> vieux générauximbéciles. Là, disais-je, on nous donnait <strong>de</strong>s assignats qui n'avaient pas cours dans lepays, et trois onces <strong>de</strong> pain par jour. Je n'avais pas parlé <strong>de</strong>ux minutes, que la bonnemarquise avait les larmes aux yeux, et la Gina était <strong>de</strong>venue sérieuse.- Quoi, monsieur le lieutenant, me disait celle-ci, trois onces <strong>de</strong> pain!- Oui, ma<strong>de</strong>moiselle; mais en revanche la distribution manquait trois fois la semaine et<strong>com</strong>me les paysans chez lesquels nous logions étaient encore plus misérables quenous, nous leur donnions un peu <strong>de</strong> notre pain." En sortant <strong>de</strong> table, j'offris mon bras à la marquise jusqu'à la porte du salon, puis,revenant rapi<strong>de</strong>ment sur mes pas, je donnai au domestique qui m'avait servi à tablecet unique écu <strong>de</strong> six francs sur l'emploi duquel j'avais fait tant <strong>de</strong> châteaux enEspagne.3

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