Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
nous relie au passé. » Elle conserve quelques papiers : une photo de
classe, quand son père, blouse grise de rigueur, avait dix ans. Le diplôme
de « certificat d’études primaires » que, le 10 juillet 1949, l’inspecteur
d’académie du Nord avait remis, à Lille, à l’adolescent de quatorze ans.
Une attestation que le magasinier de l’ERM à La Sénia avait obtenue, le
7 juin 1962, permettant à sa femme et à ses trois filles de bénéficier du
« tarif militaire », accordé aux membres de la famille d’un personnel civil
de l’armée, sur un aller-retour Oran La Sénia-Paris Orly. « Date de
départ : début juin 1962. Date approximative de retour : mi-août 1962 ».
« Il avait une priorité : nous protéger. » Enfin, la lettre du 16 mai 1966,
par laquelle Jean de Broglie avait informé sa mère que son père était
déclaré décédé par jugement du 18 mars 1966, le secrétaire d’État aux
Affaires algériennes lui « renouvelant », dans la formule de politesse, ses
« sentiments de sympathie attristée »… « Des mots mille fois répétés qui
ne signifiaient rien d’autre qu’un formalisme administratif qui épaissira
un dossier dans un fond d’armoire. »
Geneviève ne se rappelle pas le 5 juillet 1962. « On m’a raconté qu’en
fin d’après-midi, nous avions traversé à pied une partie du quartier Saint-
Eugène, de la cité Robespierre jusqu’à la rue Heredia, où habitait Joseph
Garcia. Ma mère tentait de se rassurer en se cramponnant à l’idée que
mon père et son oncle discutaient chez ce dernier des violences en ville.
Je l’imagine, enceinte, se dépêchant le long des trottoirs, derrière la
poussette, où était assise ma petite sœur, Martine, mon aînée, Huguette et
moi, trottinant à ses côtés. Sur le trajet, on entendait certainement des
coups de feu, des cris. Les éboueurs ne ramassant plus les poubelles, ça
devait sentir très mauvais. Rue Heredia, Tata Anna croyait, elle, que son
mari était chez nous. Notre venue l’a alarmée. » Les deux femmes
comprennent alors que quelque chose de grave s’est produit.
Premier souvenir de Geneviève : « Une grande frayeur », peu de temps
après le 5 juillet. « Ma mère nous avait emmenées en promenade sur le
boulevard du Front-de-Mer. Les grands immeubles blancs
m’éblouissaient. Et la Méditerranée, si belle. Soudain, un Arabe s’est mis
à nous suivre. Il avait une moustache, des lunettes noires et se cachait
dans les portes cochères des immeubles, comme un voleur qui craint
d’être repéré. Apeurées, nous avons couru et nous sommes réfugiées dans
une boucherie. Maman était affolée. Le boucher nous a raccompagnées
jusqu’à la cité Robespierre. »