distinction entre être et non-être, dans le pur « Je suis » non qualifié qui n’a pas <strong>de</strong>contraire. Mais, pour en arriver là, l’homme doit passer par toute une gradation <strong>de</strong>niveaux d’être qualifiés : « Je suis quelque chose. » C’est ce « quelque chose » qui setransforme, qui croît, qui s’agrandit jusqu’à <strong>de</strong>venir illimité, donc à disparaître. Alors,quand l’Absolu, le « Soi »(atman) n’est plus limité par une forme ou une enveloppe, aussisubtile soit-elle, il se révèle pour ce qu’il est dans l’éternel présent : infini.Rien n’est absolu que l’Absolu. Ce que les hindous appellent mukti ou moksha, lesbouddhistes nirvana, les soufis fana est <strong>la</strong> réalisation par l’homme <strong>de</strong> cet Absolu. Si <strong>la</strong>Réalisation (self realization) est <strong>la</strong> Réalisation — et non un état <strong>de</strong> conscienceexceptionnel qui n’est pas <strong>de</strong>stiné à durer — elle est immédiate, totale, définitive. Elle semanifeste <strong>com</strong>me une mort et une résurrection, <strong>la</strong> vision donnée à un aveugle, une «illumination » (enlightenment). Dans <strong>la</strong> Bhagavad Gita, Krishna déc<strong>la</strong>re : « Un hommesur mille Me cherche, et sur ces un sur mille, un sur mille seulement Me trouve. » LaRéalisation, l’état <strong>de</strong> « libéré dans cette vie » ( jivanmukta) , est donc rare, très rare.Cette Libération est précédée d’un cheminement plus ou moins long et difficile suivant<strong>la</strong> qualification <strong>de</strong> chaque candidat. Bouddhistes <strong>com</strong>me hindous emploient le motsanscrit marg qui veut concrètement dire <strong>la</strong> rue, <strong>la</strong> route, le chemin, <strong>la</strong> voie. Tant que lebut n’est pas atteint, le but n’est pas atteint. Mais peut-on dire qu’on n’est « pas plusavancé » quand on se trouve à un kilomètre <strong>de</strong> son but que quand on en est à dix millekilomètres ? Certainement non. Tant qu’un homme vit dans le re<strong>la</strong>tif, le dépendant, lephénoménal, il évolue ou il involue, il s’éloigne ou se rapproche du but <strong>de</strong> toute existencehumaine. Que ce but soit toujours et partout/à, puisqu’il s’agit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Réalité uniquemanifestée par les apparences multiples, qu'il soit en nous et que nous l’emmenions doncpartout où nous allons, n’en rend pas moins véridique l’image <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie, donc du voyageet d’une progression le long du chemin.Si ce chemin est le bon, tous ceux qui s’y sont engagés et qui avancent, vite oulentement, progressent. Même s’ils n’atteignent pas le but sublime, ils n’auront pas perduleur existence. Ils auront évolué sur l’échelle <strong>de</strong>s niveaux d’être et se seront rapprochésdu centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> manifestation. Toute vie qui n’est pas un cheminement sur <strong>la</strong> voie est unevie gâchée, <strong>com</strong>me celle d’une graine qui meurt sans avoir germé et donné une p<strong>la</strong>nte.Trois fois dans mon existence, en 1959, 1962 et 1964, j’ai « fait » Paris-In<strong>de</strong> enautomobile. À cette époque, les routes mo<strong>de</strong>rnes représentaient seulement un tiers duchemin. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux autres tiers, beaucoup moins fréquentés qu’aujourd’hui, constituaientencore une aventure. Mon but était alors <strong>de</strong> rejoindre une femme extraordinaire, MaAnandamayi, à qui j’ai rendu hommage dans Ashrams et que <strong>de</strong>s milliers d’hindousconsidèrent <strong>com</strong>me un être divin. J’ai connu <strong>la</strong> minutieuse préparation du voyage, ledépart <strong>de</strong> Paris un beau matin et <strong>la</strong> lente avance, à travers huit pays et dix millekilomètres d’inci<strong>de</strong>nts ou d’acci<strong>de</strong>nts, <strong>de</strong> cols et <strong>de</strong> gués, <strong>de</strong> brouil<strong>la</strong>rd et <strong>de</strong> chaleur, <strong>de</strong>moments heureux et <strong>de</strong> pénibles épreuves. Et puis voici <strong>la</strong> frontière indienne. Mais je n’aipas encore vu Ma Anandamayi. Voici Delhi. Mais je n’ai pas encore vu Ma Anandamayi.Voici Brindavan, voici l’ashram. Mais je n’ai toujours pas vu Ma Anandamayi. Et puisvoici le bâtiment où elle rési<strong>de</strong>, voici le petit escalier, voici <strong>la</strong> porte <strong>de</strong> sa chambre, voici
« Ma ». En un instant Ma est entrée dans mon champ <strong>de</strong> vision. Nos regards se croisent.Le long périple est ac<strong>com</strong>pli. Le but est atteint. C’est fini.Le voyage durait un mois, en rou<strong>la</strong>nt un peu tous les jours, à travers <strong>la</strong> Suisse, l’Italie,<strong>la</strong> Yougos<strong>la</strong>vie, <strong>la</strong> Grèce ou <strong>la</strong> Bulgarie, <strong>la</strong> Turquie, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan,en ne sachant pas où j’al<strong>la</strong>is manger, où j’al<strong>la</strong>is coucher. J’ai souvent pensé à ce que<strong>de</strong>vaient être les grands pèlerinages d’autrefois, lorsque, pleins <strong>de</strong> ferveur, les pèlerinsmarchaient pendant <strong>de</strong>s semaines, connaissant tour à tour <strong>la</strong> joie, <strong>la</strong> peur, <strong>la</strong> faim, ledoute, se trompant <strong>de</strong> chemin, revenant sur leurs pas, jusqu’à ce qu’ils aient atteint leurbut sacré. Le pèlerinage était une magnifique représentation sensible <strong>de</strong> <strong>la</strong> voie spirituelle.Ma Anandamayi appelle les chercheurs <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong>s pèlerins sur <strong>la</strong> route <strong>de</strong>l’Immortalité.Parce que l’Illumination est intemporelle, transcendante, indépendante et subite, bien<strong>de</strong>s candidats à <strong>la</strong> <strong>sagesse</strong> méconnaissent aujourd’hui le long chemin qui y conduit.Certains le méconnaissent même si délibérément que, pour reprendre <strong>la</strong> <strong>com</strong>paraison duvoyage, au bout <strong>de</strong> vingt ans d’intérêt centré sur l’Asie, ils n’ont pas encore quitté Paris.À chaque étape du voyage <strong>de</strong> l’irréel vers le réel et <strong>de</strong> l’erreur vers <strong>la</strong> vérité, unhomme doit savoir où il se situe. Si je suis à Istanbul, ce n’est pas l’In<strong>de</strong> qui importe,même si mon but est l’In<strong>de</strong>. Ce qui importe, c’est le ferry-boat pour traverser leBosphore. Moins je rêverai <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> et plus je me préoccuperai <strong>de</strong> faire charger maLand-Rover sur le bateau, mieux ce<strong>la</strong> vaudra. Si je suis à Kaboul, ce n’est pas l’In<strong>de</strong> quiimporte, même si mon but est l’In<strong>de</strong>. Ce qui importe c’est d’obtenir <strong>de</strong> <strong>la</strong> police afghanemon exit visa pour quitter le pays et me rendre au Pakistan. Moins je rêverai <strong>de</strong> l’In<strong>de</strong> etplus je me préoccuperai <strong>de</strong> r emplir <strong>com</strong>me il faut <strong>la</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong> d’exit visa, mieux ce<strong>la</strong>vaudra. Mais je sais, je n’oublie jamais, que mon but est cette In<strong>de</strong> que je n’ai pas encoreatteinte et qui donne leur sens à toutes mes actions, toutes mes démarches, tous mesefforts au long <strong>de</strong> <strong>la</strong> longue route.De <strong>la</strong> même façon, <strong>de</strong>puis le maximum d’égoïsme, d’erreur, d’aveuglement, <strong>de</strong>dépendance, d’inexistence et <strong>de</strong> nullité jusqu’à <strong>la</strong> perfection et <strong>la</strong> liberté absolue du sage,il y a toute une série d’étapes, <strong>de</strong> nœuds à délier, <strong>de</strong> mensonges à dissiper, <strong>de</strong> tensions àrelâcher, <strong>de</strong> répressions à exprimer. Un enfant se transforme peu à peu avant d’êtrepleinement adulte.Le processus est une lente croissance : le védanta appelle brahmavid celui qui connaîtle brahman et il distingue plusieurs <strong>de</strong>grés dans cette connaissance, avant le niveauultime du brahmavid varishtha, le connaissant parfait, <strong>de</strong> <strong>la</strong> connaissance non duelle,celui qui est brahman. Il y a <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés dans <strong>la</strong> connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> Réalité car il y a <strong>de</strong>s<strong>de</strong>grés <strong>de</strong> liberté du mental (<strong>de</strong>s pensées). Mais il n’y a aucun <strong>de</strong>gré dans <strong>la</strong> Réalité ellemême.Tout ce que j’ai écrit ou que je vais écrire à ce sujet doit être entendu à <strong>la</strong> lumière <strong>de</strong> <strong>la</strong>distinction fondamentale entre vérité absolue ou nouménale (paramârtha satya) et véritére<strong>la</strong>tive ou phénoménale (samvriti satya). Tout ce qui est affirmé au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité*
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Libéré, libération. Le sage est
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