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Agone n° 18-19 - pdf (1090 Ko) - Atheles

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PAUL NIZAN 131<br />

de leurs parlements et l’insolence des pouvoirs ; on ne voit pas à quoi<br />

rime la philosophie sans matière, la philosophie sans rime ni raison.<br />

Les philosophes paraissent ignorer comment sont bâtis les hommes,<br />

ne point connaître ce qu’ils mangent, les maisons où ils habitent, les<br />

vêtements qu’ils portent, la façon dont ils meurent, les femmes qu’ils<br />

aiment, le travail qu’ils accomplissent. La manière dont ils passent<br />

leurs dimanches. La manière dont ils soignent leurs maladies. Leurs<br />

emplois du temps. Leurs revenus. Les journaux, les livres qu’ils lisent.<br />

Les spectacles de leurs divertissements, leurs films, leurs chansons,<br />

leurs proverbes. Cette ignorance étonnante ne trouble point le cours<br />

paresseux de la philosophie. Les philosophes ne se sentent point<br />

attirés par la terre, ils sont plus légers que les anges, ils n’ont pas cette<br />

pesanteur des vivants que nous aimons, ils n’éprouvent jamais le<br />

besoin de marcher parmi les hommes. Je n’aime point cette tradition<br />

qui est ici depuis Descartes : « Au lieu qu’en cette grande ville où je<br />

suis n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la<br />

marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y<br />

pourrais demeurer toute ma vie sans estre jamais vu de personne. Je<br />

me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand<br />

peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sçauriez faire dans<br />

vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois,<br />

que je ferois les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les<br />

animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt<br />

pas plus mes rêveries que feroit celui de quelque ruisseau ».<br />

Cependant la philosophie contemple une idée de l’homme et elle<br />

pose et résout un certain nombre de questions à son sujet, mais non<br />

au sujet de tel homme particulier qui existe et qui doit manger. Par<br />

exemple la liberté est pour elle un enchaînement de concepts, ou une<br />

approbation de la durée la plus secrète. Mais que diront de ces jeux<br />

les hommes qui travaillent à la chaîne, pour qui la liberté n’est rien<br />

que la dramatique conquête de tout ce qu’ils n’ont pas ?<br />

La philosophie va-t-elle demeurer longtemps encore un ouvrage de<br />

dames, une broderie de vieille fille stérile ? La Revue de Métaphysique<br />

et de Morale rivalisera-t-elle toujours avec La Femme chez Elle, la<br />

maison Alcan avec les Éditions Tedesco ?

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