Agone n° 18-19 - pdf (1090 Ko) - Atheles
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LA FIN DES FICTIONS<br />
Bien sûr, la comparaison n’est pas très correcte. Un intellectuel<br />
égocentrique comme Palinure aurait du mal à se faire une place dans<br />
notre monde d’aujourd’hui ; sa geignardise aurait du mal à passer le<br />
cap de la critique. On est même en droit de supposer que sa<br />
conscience ne lui permettrait pas l’indifférence vis-à-vis de la misère<br />
objective actuelle. En ce qui concerne maintenant le jeune ouvrier :<br />
comme nous ne cessons de l’apprendre, la notion d’esthétique est<br />
extensible, mais pas au point de nous faire prendre cette phrase pour<br />
autre chose que ce qu’elle est : une mise en accusation qui nous<br />
concerne tous et qui est donc de la réalité – alors que Palinure nous<br />
intéresse encore en tant que fétiche nostalgique. On va bien sûr se<br />
demander si le journal de Palinure peut être assimilé à de la fiction. Il<br />
le peut et il le doit. La majorité des fictions actuelles ne sont en effet<br />
que les témoignages d’une auto-identification intense, où le « moi »<br />
est remplacé par un héros fictif, souvent un écrivain. Il en est bien<br />
entendu ainsi chaque fois que les causes d’une révolte émotionnelle,<br />
d’un bouleversement ou d’un déracinement sont cherchées en-dehors<br />
de la psyché individuelle, à savoir dans notre société corrompue. La<br />
chose serait parfaitement justifiée si elle ne servait pas trop<br />
complaisamment de point de départ ; si ce n’était pas justement cette<br />
souffrance, engendrée par les circonstances présentes, qui<br />
transformait ses victimes en écrivains, assimilant ainsi la cause et<br />
l’effet. Si nous étions aujourd’hui conscients d’une réalité objective,<br />
elle ne pourrait avoir valeur de réalisme, littérairement parlant, que si<br />
l’auteur vivait au moins en paix avec son âme. Ce n’est jamais le cas<br />
chez le névrosé qui, consciemment ou pas, écrit sur lui-même. Il se<br />
nourrit d’affects et ne peut donc faire passer sa réalité pour objective,<br />
même si nous lui accordons droit d’existence, comme pour Palinure.<br />
Je sais que j’ai encore une dette envers vous, non pas à propos de la<br />
non-existence d’une réalité collective, mais à propos de la thèse selon<br />
laquelle le temps des fictions est révolu – même si je sais que je ne<br />
pourrai convaincre que ceux qui, de toute façon, pensent plus ou<br />
moins comme moi, cela va de soi : en fait tous ceux qui ne peuvent<br />
réprimer un mouvement de mauvaise humeur et un profond ennui<br />
quand ils se trouvent confrontés à une histoire inventée qui prétend<br />
être une parabole de la réalité et de la vérité.