Agone n° 18-19 - pdf (1090 Ko) - Atheles
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LA FIN DES FICTIONS<br />
naturel qu’ils ne trouvent plus d’histoires à raconter. Mais la théorie et<br />
la critique ne sont pas des substituts, d’autant plus qu’ils étouffent<br />
ainsi lentement l’objet de leur étude. Pourquoi ces écrivains ne fontils<br />
pas le pas décisif et ne renoncent-ils pas à la littérature ? Ils<br />
continuent à s’échiner, croyant qu’être écrivain est une décision pour<br />
la vie. En vérité ce n’est pas une décision mais un destin, qui peut<br />
changer après chaque nouveau livre.<br />
J’ai toujours eu des réticences à considérer l’activité d’écrivain<br />
comme une véritable profession. En fait, je ne l’ai jamais considérée<br />
comme telle, mais bien plutôt comme le privilège temporaire de<br />
pouvoir dire des choses qui m’apparaissaient dignes d’être dites, et de<br />
me taire ensuite lorsque ces choses étaient dites. Il est certain que<br />
l’écrivain ne cherche pas ses sujets, ce sont eux qui s’offrent à lui.<br />
Mais j’ai l’impression qu’il a un peu trop tendance à les reprendre,<br />
simplement parce qu’il a fait le choix d’une profession et qu’il a<br />
besoin, pour son bien-être personnel, d’occupations créatives ou<br />
critiques. Les grands écrivains de notre siècle – Kafka, Joyce, Proust,<br />
Beckett – étaient pris par un seul sujet, qui se développait et se<br />
diversifiait au fur et à mesure de leur propre développement, et<br />
s’épuisait quand eux-mêmes s’épuisaient. Il est impensable d’imaginer<br />
en voir un recourir à l’autobiographie ; son moi était contenu à<br />
l’intérieur de son œuvre, dans une identité souvent douloureuse avec<br />
sa vie : réalité exacerbée jusqu’au sublime. Pas jusqu’au réalisme.<br />
Le déclin des fictions réalistes n’a pourtant pas commencé avec les<br />
concepts élaborés lors du congrès de Moscou – l’art n’est pas assassiné<br />
par des règles, il s’éteint de lui-même –, mais avec la dégénérescence<br />
organique de ce qui était justement la cible de ce congrès : la<br />
« littérature bourgeoise ». Je ne suis pas certain que ce concept date<br />
de cette époque, mais il est vivace et largement utilisé pour qualifier<br />
presque toute œuvre en prose qui évite l’implication politique. Son<br />
grand représentant fut Thomas Mann ; il est devenu aujourd’hui<br />
presque une figure légendaire, parce qu’une vie comme la sienne<br />
serait impensable de nos jours : un romancier qui, dédaignant tout<br />
rapport avec le présent, choisissait ses histoires dans les différentes<br />
époques du passé (à commencer par la période biblique) ; qui, dans<br />
une parfaite conscience de son talent (tout à fait justifiée), édifiait des