Agone n° 18-19 - pdf (1090 Ko) - Atheles
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LA FIN DES FICTIONS<br />
démarque de ses collègues du congrès des écrivains de <strong>19</strong>34, où le<br />
mot « art » était celui qui revenait le plus souvent, après le mot<br />
« progrès », dans un sens positif naturellement. Il est impossible de<br />
nier que l’écriture est un art au même titre que la peinture ou la<br />
musique ; le fait que les mots aient une signification repérable et une<br />
valeur sémantique, à l’inverse des couleurs ou des notes, n’empêche<br />
pas que la littérature partage une chose essentielle avec les deux<br />
autres disciplines : cette façon de transcender son objet et d’éveiller<br />
ainsi notre capacité de réception et notre imagination. Il est inutile de<br />
souligner que l’impulsion créatrice n’est pas une réaction directe à des<br />
phénomènes extérieurs mais un processus interne de sublimation qui,<br />
comme tel, n’est donc pas en rapport avec le conscient. Même si<br />
l’écrivain recherche consciemment un équivalent capable de rendre<br />
compte de son expérience par le biais de la description ou par un<br />
autre détour, il n’a aucun pouvoir de contrôle dans ce domaine et ne<br />
maîtrise pas cette capacité à le trouver. De ce fait, il ne doit pas être<br />
jugé sur sa capacité à éprouver de la joie ou de la douleur, de la peur<br />
ou du désespoir, mais sur le degré de transcendance atteint dans sa<br />
réaction créatrice. Ce que j’entends par transcendance ne devrait pas<br />
poser de problème : il s’agit de cette qualité qui fait qu’un ensemble<br />
de mots dépasse le niveau d’un simple article de journal ou d’une<br />
lettre, transformant la réalité tangible en vérité subjective. Or quelle<br />
est cette qualité ?<br />
Permettez-moi de revenir à Connolly. Il y a un passage dans Le<br />
Tombeau de Palinure qui dit ceci : « Aux premières heures du jour,<br />
lorsque l’âcre puanteur de la vie monte de toute la création comme les<br />
miasmes d’un égout, le vide de l’existence apparaît alors plus terrible<br />
que sa misère. “Inferum deplorata silentia…” » En regard de cet<br />
exemple quelque peu tardif de mal du siècle, je voudrais vous citer un<br />
passage tiré d’un roman écrit par un jeune ouvrier allemand, un<br />
« non-professionnel » donc : « S’il faut bosser comme je bosse, pour<br />
un salaire aussi minable, la vie c’est rien qu’une saloperie ! 3». Au<br />
3. Peter Neuneier, cité par Martin Walser dans Wie und wovon handelt<br />
Literatur ? Suhrkamp, Francfort um Main, <strong>19</strong>73.