- Mon Dieu ! disait le vieillard, ce n'est pas riche, mais la fenêtre est gaie, on voit lemonde dans la rue.Et, <strong>com</strong>me Denise regardait avec surprise l'angle du plafond, au-<strong>des</strong>sus du lit, où unedame de passage avait écrit son nom : Ernestine, en promenant la flamme d'unechandelle, il ajouta d'un air bonhomme :- Si l'on réparait, on ne joindrait jamais les deux bouts...Enfin, voilà tout ce que j'ai.- Je serai très bien, déclara la jeune fille.Elle paya un mois d'avance, demanda le linge, une paire de draps et deux serviettes,et fit son lit sans attendre, heureuse, soulagée de savoir où coucher le soir. Une heureplus tard, elle avait envoyé un <strong>com</strong>missionnaire chercher sa malle, elle était installée.Ce furent d'abord deux mois de terrible gêne. Ne pouvant plus payer la pension dePépé, elle l'avait repris et le couchait sur une vieille bergère prêtée par Bourras. Il luifallait strictement trente sous chaque jour, le loyer <strong>com</strong>pris, en consentant à vivreelle-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l'enfant. La premièrequinzaine encore, les choses marchèrent : elle était entrée avec dix francs en ménage,puis elle eut la chance de retrouver l'entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dixhuitfrancs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint <strong>com</strong>plet. Elle eut beau seprésenter dans les magasins, à la place Clichy, au Bon Marché, au Louvre : la mortesaisonarrêtait partout les affaires, on la renvoyait à l'automne, plus de cinq milleemployés de <strong>com</strong>merce, congédiés <strong>com</strong>me elle, battaient le pavé, sans place. Alors,elle tâcha de se procurer de petits travaux ; seulement dans son ignorance de Paris,elle ne savait où frapper, acceptait <strong>des</strong> besognes ingrates, ne touchait même pastoujours son argent. Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul, d'une soupe, enlui disant qu'elle avait mangé dehors ; et elle se mettait au lit, la tête bourdonnante,nourrie par la fièvre qui lui brûlait les mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cettepauvreté, il se traitait de scélérat, avec une telle violence de désespoir, qu'elle étaitobligée de mentir ; souvent, elle trouvait encore le moyen de lui glisser une pièce dequarante sous, pour lui prouver qu'elle avait <strong>des</strong> économies. Jamais elle ne pleuraitdevant ses enfants. Les dimanches où elle pouvait faire cuire un morceau de veaudans la cheminée, à genoux sur le carreau, l'étroite pièce retentissait d'une gaieté degamins, insoucieux de l'existence. Puis, Jean retourné chez son patron, Pépé endormi,elle passait une nuit affreuse, dans l'angoisse du lendemain.D'autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames du premier recevaient <strong>des</strong>visites très tard ; et parfois un homme se trompait, montait donner <strong>des</strong> coups depoing dans sa porte.Bourras lui ayant dit tranquillement de ne pas répondre, elle s'enfonçait la tête sousl'oreiller, pour échapper aux jurons. Puis, son voisin, le boulanger, avait voulu rire ;celui-là ne rentrait que le matin, la guettait, quand elle allait chercher son eau ; ilfaisait même <strong>des</strong> trous dans la cloison, la regardait se débarbouiller, ce qui la forçait àpendre ses vêtements le long du mur.Mais elle souffrait davantage encore <strong>des</strong> importunités de la rue, de la continuelleobsession <strong>des</strong> passants. Elle ne pouvait <strong>des</strong>cendre acheter une bougie, sur cestrottoirs boueux où rôdait la débauche <strong>des</strong> vieux quartiers, sans entendre derrière elleun souffle ardent, <strong>des</strong> paroles crues de convoitise ; et les hommes la poursuivaientjusqu'au fond de l'allée noire, encouragé par l'aspect sordide de la maison. Pourquoidonc n'avait-elle pas un amant? cela étonnait, semblait ridicule. Il faudrait bien qu'ellesuc<strong>com</strong>bât un jour. Elle-même n'aurait pu expliquer <strong>com</strong>ment elle résistait, sous lamenace de la faim, et dans le trouble <strong>des</strong> désirs dont on chauffait l'air autour d'elle.Un soir, Denise n'avait pas même de pain pour la soupe de Pépé, lorsqu'un monsieurdécoré s'était mis à la suivre. Devant l'allée, il devint brutal, et ce fut dans une révoltede dégoût qu'elle lui jeta la porte au visage. Puis, en haut, elle s'assit, les mainstremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-elle s'il s'éveillait et s'il demandait àmanger ? Cependant, elle n'aurait eu qu'à consentir. Sa misère finissait, elle avait de100
l'argent, <strong>des</strong> robes, une belle chambre. C'était facile, on disait que toutes en arrivaientlà, puisqu'une femme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. Mais un soulagement <strong>des</strong>on être protestait, sans indignation contre les autres, répugnant simplement auxchoses salissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idée de logique, <strong>des</strong>agesse et de courage.Bien <strong>des</strong> fois, Denise s'interrogea de la sorte. Une ancienne romance chantait dans samémoire, la fiancée du matelot que son amour gardait <strong>des</strong> périls de l'attente. AValognes, elle fredonnait le refrain sentimental, en regardant la rue déserte.Avait-elle donc, elle aussi, une tendresse au coeur pour être si brave ? Elle songeaitencore à Hutin, pleine de malaise. Chaque jour, elle le voyait passer sous sa fenêtre.Maintenant qu'il était second, il marchait seul, au milieu du respect <strong>des</strong> simplesvendeurs. Jamais il ne levait la tête, elle croyait souffrir de la vanité de ce garçon, lesuivait <strong>des</strong> yeux, sans craindre d'être surprise.Et, dès qu'elle apercevait Mouret, qui passait également tous les soirs, untremblement l'agitait, elle se cachait vite, la gorge battante. Il n'avait pas besoind'apprendre où elle logeait ; puis, elle était honteuse de la maison, elle souffrait de cequ'il pouvait penser d'elle, bien qu'ils ne dussent jamais plus se rencontrer.D'ailleurs, Denise vivait toujours dans le branle du <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>. Un simple murséparait sa chambre de son ancien rayon ; et, dès le matin, elle re<strong>com</strong>mençait sesjournées, elle sentait monter la foule, avec le ronflement plus large de la vente.Les moindres bruits ébranlaient la vieille masure collée au flanc du colosse : ellebattait dans ce pouls énorme. En outre, Denise ne pouvait éviter certaines rencontres.Deux fois, elle s'était trouvée en face de Pauline, qui lui avait offert ses services,désolée de la savoir malheureuse ; même il lui avait fallu mentir, pour éviter derecevoir son amie ou d'aller lui rendre visite, un dimanche, chez Baugé. Mais elle sedéfendait plus difficilement contre l'affection désespérée de Deloche ; il la guettait,n'ignorait aucun de ses soucis, l'attendait sous les portes ; un soir, il avait voulu luiprêter trente francs, les économies d'un frère, disait-il, très rouge. Et ces rencontres laramenaient au continuel regret du magasin, l'occupaient de la vie intérieure qu'on ymenait, <strong>com</strong>me si elle ne l'avait pas quitté.Personne ne montait chez Denise. Un après-midi, elle fut surprise d'entendre frapper.C'était Colomban. Elle le reçut debout. Lui, très gêné, balbutia d'abord, demanda <strong>des</strong>es nouvelles, parla du Vieil Elbeuf. Peut-être l'oncle Baudu l'envoyait-il, regrettant sarigueur ; car il continuait à ne pas même saluer sa nièce, bien qu'il ne pût ignorer lamisère où elle se trouvait.Mais, quand elle questionna nettement le <strong>com</strong>mis, celui-ci parut plus embarrasséencore : non, non, ce n'était pas le patron qui l'envoyait ; et il finit par nommer Clara,il voulait simplement causer de Clara. Peu à peu, il s'enhardissait, demandait <strong>des</strong>conseils, dans l'idée que Denise pouvait lui être utile auprès de son anciennecamarade. Vainement, elle le désespéra, en lui reprochant de faire souffrir Genevièvepour une fille sans coeur. Il remonta un autre jour, il prit l'habitude de la venir voir.Cela suffisait à son amour timide, sans cesse il re<strong>com</strong>mençait la même conversation,malgré lui, tremblant de la joie d'être avec une femme qui avait approché Clara. EtDenise, alors, vécut davantage au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>.Ce fut vers les derniers jours de septembre que la jeune fille connut la misère noire.Pépé était tombé malade, un gros rhume inquiétant. Il aurait fallu le nourrir debouillon, et elle n'avait même pas de pain. Un soir que, vaincue, elle sanglotait, dansune de ces débâcles sombres qui jettent les filles au ruisseau ou à la Seine, le vieuxBourras frappa doucement. Il apportait un pain et une boîte à lait pleine de bouillon.- Tenez ! voilà pour le petit, dit-il de son air brusque. Ne pleurez pas si fort, çadérange mes locataires.Et, <strong>com</strong>me elle le remerciait, dans une nouvelle crise de larmes :- Taisez-vous donc ! ... Demain, venez me parlez. J'ai du travail pour vous.101
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lentement au milieu des commis resp
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chez nous pour être accueillie...
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tendre et si gaie d'ameublement, s'
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Mais elles le pressaient de questio
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là, tout un coin de consommation l
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faire un scandale... Que diable ! t
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