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Au Bonheur des Dames Emile ZOLA - livrefrance.com

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Le cas lui semblait impossible, cette enfant finirait par céder, car il avait toujoursregardé la sagesse d'une femme <strong>com</strong>me une chose relative. Il ne voyait plus d'autrebut, tout disparaissait dans ce besoin : la tenir enfin chez lui, l'asseoir sur ses genoux,en la baisant aux lèvres; et, à cette vision, le sang de ses veines battait, il demeuraittremblant, bouleversé de son impuissance.Désormais, ses journées s'écoulaient dans la même obsession douloureuse. L'imagede Denise se levait avec lui. Il avait rêvé d'elle la nuit, elle le suivait devant le grandbureau de son cabinet, où il signait les traites et les mandats, de neuf à dix heures :besogne qu'il ac<strong>com</strong>plissait machinalement, sans cesser de la sentir présente, disanttoujours non de son air tranquille. Puis, à dix heures, c'était le conseil, un véritableconseil <strong>des</strong> ministres, une réunion <strong>des</strong> douze intéressés de la maison, qu'il lui fallaitprésider : on discutait les questions d'ordre intérieur, on examinait les achats, onarrêtait les étalages ; et elle était encore là, il entendait sa voix douce au milieu <strong>des</strong>chiffres, il voyait son clair sourire dans les situations financières les plus <strong>com</strong>pliquées.Après le conseil, elle l'ac<strong>com</strong>pagnait, faisait avec lui l'inspection quotidienne <strong>des</strong><strong>com</strong>ptoirs, revenait l'après-midi dans le cabinet de la direction, restait près de sonfauteuil de deux à quatre, pendant qu'il recevait toute une foule, les fabricants de laFrance entière, de hauts industriels, <strong>des</strong> banquiers, <strong>des</strong> inventeurs : va-et-vientcontinu de la richesse et de l'intelligence, danse affolée <strong>des</strong> millions, entretiens rapi<strong>des</strong>où l'on brassait les plus grosses affaires du marché de Paris. S'il l'oubliait une minuteen décidant de la ruine ou de la prospérité d'une industrie, il la retrouvait debout, à unélancement de son coeur ; sa voix expirait, il se demandait à quoi bon cette fortuneremuée, puisqu'elle ne voulait pas. Enfin, lorsque sonnaient cinq heures, il devaitsigner le courrier, le travail machinal de sa main re<strong>com</strong>mençait, pendant qu'elle sedressait plus dominatrice, le reprenant tout entier, pour le posséder à elle seule,durant les heures solitaires et ardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même journéere<strong>com</strong>mençait, ces journées si actives, si pleines d'un colossal labeur, que l'ombrefluette d'une enfant suffisait à ravager d'angoisse.Mais c'était surtout pendant son inspection quotidienne <strong>des</strong> magasins, qu'il sentait samisère. Avoir bâti cette machine géante, régner sur un pareil monde, et agoniser dedouleur, parce qu'une petite fille ne veut pas de vous ! Il se méprisait, il traînait lafièvre et la honte de son mal. Certains jours, le dégoût le prenait de sa puissance, il nelui venait que <strong>des</strong> nausées, d'un bout à l'autre <strong>des</strong> galeries. D'autres fois, il auraitvoulu étendre son empire, le faire si grand, qu'elle se serait livrée peut-être,d'admiration et de peur.D'abord, en bas, dans les sous-sols, il s'arrêtait devant la glissoire. Elle se trouvaittoujours rue Neuve-Saint-<strong>Au</strong>gustin ; mais on avait dû l'élargir, elle avait maintenantun lit de fleuve, où le continuel flot <strong>des</strong> marchandises roulait avec la voix haute <strong>des</strong>gran<strong>des</strong> eaux ; c'étaient <strong>des</strong> arrivages du monde entier, <strong>des</strong> files de camions venus detoutes les gares, un déchargement sans arrêt, un ruissellement de caisses et deballots coulant sous terre, bu par la maison insatiable. Il regardait ce torrent tomberchez lui, il songeait qu'il était un <strong>des</strong> maîtres de la fortune publique, qu'il tenait dansses mains le sort de la fabrication française, et qu'il ne pouvait acheter le baiser d'unede ses vendeuses.Puis, il passait au service de la réception, qui occupait à cette heure la partie <strong>des</strong> soussolsen bordure sur la rue Monsigny.Vingt tables s'y allongeaient, dans la clarté pâle <strong>des</strong> soupiraux ; tout un peuple de<strong>com</strong>mis s'y bousculait, vidant les caisses, vérifiant les marchandises, les marquant enchiffres connus ; et l'on entendait sans relâche le ronflement voisin de la glissoire, quidominait les voix. Des chefs de rayon l'arrêtaient, il devait résoudre <strong>des</strong> difficultés,confirmer <strong>des</strong> ordres. Ce fond de cave s'emplissait de l'éclat tendre <strong>des</strong> satins, de lablancheur <strong>des</strong> toiles, d'un déballage prodigieux où les fourrures se mêlaient auxdentelles, et les articles de Paris, aux portières d'Orient.181

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