Une émotion étranglait sa voix. Il se moucha pour se remettre, il demanda :- Tu ne dis rien ?Mais Colomban n'avait rien à dire. Il hochait la tête, il attendait, de plus en plustroublé, croyant deviner où allait en venir le patron. C'était le mariage à bref délai.Comment refuser ?Jamais il n'aurait la force. Et l'autre, celle dont il rêvait la nuit, la chair brûlée d'unetelle flamme, qu'il se jetait tout nu sur le carreau, de peur d'en mourir !- <strong>Au</strong>jourd'hui, continua Baudu, voilà un argent qui peut nous sauver. La situationdevient plus mauvaise chaque jour, mais peut-être qu'en faisant un suprême effort...Enfin, je tenais à t'avertir. Nous allons risquer le tout pour le tout. Si nous sommesbattus, eh bien ! ça nous enterrera... Seulement, mon pauvre garçon, votre mariage,du coup, va être encore reculé, car je ne veux pas vous jeter tout seuls dans labagarre. Ce serait trop lâche, n'est-ce pas ?Colomban, soulagé, s'était assis sur <strong>des</strong> pièces de molleton.Ses jambes gardaient un tremblement. Il craignait de laisser voir sa joie, il baissait latête, en roulant les doigts sur les genoux.- Tu ne dis rien ? répéta Baudu.Non, il ne disait rien, il ne trouvait rien à dire. Alors, le drapier reprit avec lenteur :- J'étais sûr que ça te chagrinerait... Il te faut du courage.Secoue-toi un peu, ne reste pas écrasé ainsi... Surtout, <strong>com</strong>prends bien ma position.Puis-je vous attacher au cou un pareil pavé? <strong>Au</strong> lieu de vous laisser une bonne affaire,je vous laisserais une faillite peut-être. Non, les coquins seuls se permettent de cestours-là... Sans doute, je ne désire que votre bonheur, mais jamais on ne me fera allercontre ma conscience. Et il parla longtemps de la sorte, se débattant au milieu dephrases contradictoires, en homme qui aurait voulu être deviné à demi-mot et avoir lamain forcée. Puisqu'il avait promis sa fille et la boutique, la stricte probité le forçait àdonner les deux en bon état, sans tares ni dettes. Seulement, il était las, le fardeau luisemblait trop lourd, <strong>des</strong> supplications perçaient dans sa voix balbutiante. Les motss'embrouillaient davantage sur ses lèvres, il attendait, chez Colomban, un élan, un cridu coeur, qui ne venait point.- Je sais bien, murmura-t-il, que les vieux manquent de flamme... Avec <strong>des</strong> jeunes,les choses se rallument. Ils ont le feu au corps, c'est naturel... Mais, non, non, je nepuis pas, parole d'honneur ! Si je vous cédais, vous me le reprocheriez plus tard.Il se tut, frémissant ; et, <strong>com</strong>me le jeune homme demeurait toujours la tête basse, illui demanda pour la troisième fois, au bout d'un silence pénible :- Tu ne dis rien ?Enfin, sang le regarder, Colomban répondit :- Il n'y a rien à dire... Vous êtes le maître, vous avez plus de sagesse que nous tous.Puisque vous l'exigez, nous attendrons, nous tâcherons d'être raisonnables.C'était fini, Baudu espérait encore qu'il allait se jeter dans ses bras, en criant : " Père,reposez-vous, nous nous battrons à notre tour, donnez-nous la boutique telle qu'elleest, pour que nous fassions le miracle de la sauver ! " Puis, il le regarda, et il fut prisde honte, il s'accusa sourdement d'avoir voulu duper ses enfants. La vieille honnêtetémaniaque du boutiquier se réveillait en lui ; c'était ce garçon prudent qui avait raison,car il n'y a pas de sentiment dans le <strong>com</strong>merce, il n'y a que <strong>des</strong> chiffres. - Embrassemoi,mon garçon, dit-il pour conclure. C'est décidé, nous ne reparlerons du mariageque dans un an. Avant tout, il faut songer au sérieux.Le soir, dans leur chambre, quand Mme Baudu questionna son mari sur le résultat del'entretien, celui-ci avait retrouvé son obstination à <strong>com</strong>battre en personne, jusqu'aubout. Il fit un grand éloge de Colomban : un garçon solide, ferme dans ses idées,élevé d'ailleurs selon les bons principes, incapable par exemple de rire avec lesclientes, ainsi que les godelureaux du <strong>Bonheur</strong>. Non, c'était honnête, c'était de lafamille, ça ne jouait pas sur la vente <strong>com</strong>me sur une valeur de Bourse.- Alors, à quand le mariage ? demanda Mme Baudu.122
- Plus tard, répondit-il, lorsque je serai en mesure de tenir mes promesses.Elle n'eut pas un geste, elle dit seulement :- Notre fille en mourra.Baudu se retint, soulevé de colère. C'était lui, qui en mourrait, si on le bouleversaitainsi continuellement ! Était-ce sa faute? Il aimait sa fille, il parlait de donner son sangpour elle ; mais il ne pouvait cependant pas faire que la. maison marchât quand ellene voulait plus marcher. Geneviève devait avoir un peu de raison et patienter jusqu'àun meilleur inventaire. Que diable ! Colomban restait là, personne ne le lui volerait !- C'est incroyable ! répétait-il, une fille si bien élevée! Mme Baudu n'ajouta rien. Sansdoute elle avait deviné les tortures jalouses de Geneviève ; mais elle n'osa les confierà son mari. Une singulière pudeur de femme l'avait toujours empêchée d'aborder aveclui certains sujets de tendresse délicate. Quand il la vit muette, il tourna sa colèrecontre les gens d'en face, il tendait les poings dans le vide, du côté du chantier, oùl'on posait, cette nuit-là, <strong>des</strong> charpentes de fer, à grands coups de marteau.Denise allait rentrer au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>. Elle avait <strong>com</strong>pris que les Robineau,forcés de restreindre leur personnel, ne savaient <strong>com</strong>ment la congédier. Pour tenirencore, il leur fallait tout faire par eux-mêmes ; Gaujean, obstiné dans sa rancune,allongeait les crédits, promettait même de leur trouver <strong>des</strong> fonds ; mais la peur lesprenait, ils voulaient tenter de l'économie et de l'ordre. Pendant quinze jours, Deniseles sentit gênés avec elle ; et elle dut parler la première, dire qu'elle avait une placeautre part. Ce fut un soulagement, Mme Robineau l'embrassa, très émue, en jurantqu'elle la regretterait toujours. Puis, lorsque, sur une question, la jeune fille réponditqu'elle retournait chez Mouret, Robineau devint pâle.- Vous avez raison ! cria-t-il violemment.Il était moins facile d'annoncer la nouvelle au vieux Bourras.Pourtant, Denise devait lui donner congé, et elle tremblait, car elle lui gardait une vivereconnaissance. Bourras, justement, ne décolérait plus, en plein dans le vacarme duchantier voisin. Les voitures de matériaux barraient sa boutique; les pioches tapaientdans ses murs ; tout, chez lui, les parapluies et les cannes, dansait au bruit <strong>des</strong>marteaux. Il semblait que la masure, s'entêtant au milieu de ces démolitions, allait sefendre. Mais le pis était que l'architecte, pour relier les rayons existants du magasin,avec les rayons qu'on installait dans l'ancien Hôtel Duvillard, avait imaginé de creuserun passage, sous la petite maison qui les séparait. Cette maison appartenant à lasociété Mouret et Cie, et le bail portant que le locataire devrait supporter les travauxde réparation, <strong>des</strong> ouvriers se présentèrent un matin. Du coup, Bourras faillit avoirune attaque. N'était-ce pas assez de l'étrangler de tous les côtés, à gauche, à droite,derrière ? il fallait encore qu'on le prît par les pieds, qu'on mangeât la terre sous lui !Et il avait chassé les maçons, il plaiderait. Des travaux de réparation, soit ! maisc'étaient là <strong>des</strong> travaux d'embellissement. Le quartier pensait qu'il gagnerait, sanspourtant jurer de rien. En tout cas, le procès menaçait d'être long, on se passionnaitpour ce duel interminable.Le jour où Denise résolut enfin de lui donner congé, Bourras revenait précisément dechez son avocat.- Croyez-vous ! cria-t-il, ils disent maintenant que la maison n'est pas solide, ilsprétendent établir qu'il faut en reprendre les fondations... Parbleu ! ils sont las de lasecouer, avec leurs sacrées machines. Ce n'est pas étonnant, si elle se casse !Puis, quand la jeune fille lui eut annoncé qu'elle partait, qu'elle rentrait au <strong>Bonheur</strong>avec mille francs d'appointements, il fut si saisi, qu'il leva seulement vers le ciel sesvieilles mains tremblantes. L'émotion l'avait fait tomber sur une chaise.- Vous ! vous ! balbutia-t-il. Enfin, il n'y a que moi, il ne reste plus que moi ! <strong>Au</strong> boutd'un silence, il demanda :- Et le petit ?- Il retournera chez Mme Gras, répondit Denise. Elle l'aimait beaucoup.123
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faire un scandale... Que diable ! t
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