l'Arabie, la Perse, les In<strong>des</strong> étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquéeset les bazars. L'or fauve dominait, dans l'effacement <strong>des</strong> tapis-anciens, dont les teintesfanées gardaient une chaleur sombre, un fondu de fournaise éteinte, d'une bellecouleur cuite de vieux maître. Et <strong>des</strong> visions d'Orient flottaient sous le luxe de cet artbarbare, au milieu de l'odeur forte que les vieilles laines avaient gardée du pays de lavermine et du soleil.Le matin, à huit heures, lorsque Denise, qui allait justement débuter ce lundi-là, avaittraversé le salon oriental, elle était restée saisie, ne reconnaissant plus l'entrée dumagasin, achevant de se troubler dans ce décor de harem, planté à la porte.Un garçon l'ayant conduite sous les <strong>com</strong>bles et remise entre les mains de Mme Cabin,chargée du nettoyage et de la surveillance <strong>des</strong> chambres, celle-ci l'installa au numéro7, où l'on avait déjà monté sa malle. C'était une étroite cellule mansardée, ouvrant surle toit par une fenêtre à tabatière, meublée d'un petit lit, d'une armoire de noyer,d'une table de toilette et de deux chaises. Vingt chambres pareilles s'alignaient le longd'un corridor de couvent, peint en jaune; et, sur les trente-cinq demoiselles de lamaison, les vingt qui n'avaient pas de famille à Paris couchaient là, tandis que lesquinze autres logeaient au-dehors, quelques-unes chez <strong>des</strong> tantes ou <strong>des</strong> cousinesd'emprunt. Tout de suite, Denise ôta la mince robe de laine, usée par la brosse,rac<strong>com</strong>modée aux manches, la seule qu'elle eût apportée de Valognes. Puis, elle passal'uniforme de son rayon, une robe de soie noire, qu'on avait retouchée pour elle, et quil'attendait sur le lit. Cette robe était encore un peu grande, trop large aux épaules.Mais elle se hâtait tellement, dans son émotion, qu'elle ne s'arrêta point à ces détailsde coquetterie.Jamais elle n'avait porté de la soie. Quand elle re<strong>des</strong>cendit, endimanchée, mal à l'aise,elle regardait luire la jupe, elle éprouvait une honte aux bruissements tapageurs del'étoffe.En bas, <strong>com</strong>me elle entrait au rayon, une querelle éclatait.Elle entendit Clara dire d'une voix aiguë :- Madame, je suis arrivée avant elle.- Ce n'est pas vrai, répondait Marguerite. Elle m'a bousculée à la porte, mais j'avaisdéjà mis le pied dans le salon.Il s'agissait de l'inscription au tableau de ligne, qui réglait les tours de vente. Lesvendeuses s'inscrivaient sur une ardoise, dans leur ordre d'arrivée; et, chaque foisqu'une d'elles avait eu une cliente, elle remettait son nom à la queue. Mme <strong>Au</strong>réliefinit par donner raison à Marguerite.- Toujours <strong>des</strong> injustices! murmura furieusement Clara.Mais l'entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles la regardèrent, puis sesourirent. Pouvait-on se fagoter de la sorte! La jeune fille alla gauchement s'inscrire autableau de ligne, où elle se trouvait la dernière. Cependant, Mme <strong>Au</strong>rélie l'examinaitavec une moue inquiète. Elle ne put s'empêcher de dire :- Ma chère, deux <strong>com</strong>me vous tiendraient dans votre robe.Il faudra la faire rétrécir... Et puis, vous ne savez pas vous habiller. Venez donc, queje vous arrange un peu.Et elle l'emmena devant une <strong>des</strong> hautes glaces, qui alternaient avec les portes pleines<strong>des</strong> armoires, où étaient serrées les confections. La vaste pièce, entourée de cesglaces et de ces boiseries de chêne sculpté, garnie d'une moquette rouge à grandsramages, ressemblait au salon banal d'un hôtel, que traverse un continuel galop depassants. Ces demoiselles <strong>com</strong>plétaient la ressemblance, vêtues de leur soieréglementaire, promenant leurs grâces marchan<strong>des</strong>, sans jamais s'asseoir sur ladouzaine de chaises réservées aux clientes seules. Toutes avaient, entre deuxboutonnières du corsage, <strong>com</strong>me piqué dans la poitrine, un grand crayon qui sedressait, la pointe en l'air; et l'on apercevait, sortant à demi d'une poche, la tacheblanche du cahier de notes de débit. Plusieurs risquaient <strong>des</strong> bijoux, <strong>des</strong> bagues, <strong>des</strong>broches, <strong>des</strong> chaînes; mais leur coquetterie, le luxe dont elles luttaient, dans48
l'uniformité imposée de leur toilette, était leurs cheveux nus, <strong>des</strong> cheveux débordants,augmentés de nattes et de chignons quand ils ne suffisaient pas, peignés, frisés,étalés.- Tirez donc la ceinture par-devant, répétait Mme <strong>Au</strong>rélie.Là, vous n'avez plus de bosse dans le dos, au moins... Et vos cheveux, est-il possiblede les massacrer ainsi! Ils seraient superbes, si vous vouliez.C'était en effet, la seule beauté de Denise. D'un blond cendré, ils lui tombaientjusqu'aux chevilles; et, quand elle se coiffait, ils la gênaient, au point qu'elle secontentait de les rouler et de les retenir en un tas, sous les fortes dents d'un peigne decorne. Clara, très ennuyée par ces cheveux, affectait d'en rire, tellement ils étaientnoués de travers, dans leur grâce sauvage.Elle avait appelé d'un signe une vendeuse du rayon de la lingerie, une fille à figurelarge, l'air agréable. Les deux rayons, qui se touchaient, étaient en continuellehostilité; mais ces demoiselles s'entendaient parfois pour se moquer <strong>des</strong> gens.- Mademoiselle Cugnot, voyez donc cette crinière, répétait Clara, que Margueritepoussait du coude, en feignant aussi d'étouffer de rire.Seulement, la lingère n'était pas en train de plaisanter. Elle regardait Denise depuis uninstant, elle se rappelait ce qu'elle avait souffert elle-même, les premiers mois, dansson rayon.- Eh bien ! quoi? dit-elle. Toutes n'en ont pas, de ces crinières!Et elle retourna à la lingerie, laissant les deux autres gênées.Denise, qui avait entendu, la suivit d'un regard de remerciement, tandis que Mme<strong>Au</strong>rélie lui remettait un cahier de notes de débit à son nom, en disant:- Allons, demain, vous vous arrangerez mieux... Et, maintenant, tâchez de prendre leshabitu<strong>des</strong> de la maison, attendez votre tour de vente. La journée d'aujourd'hui seradure, on va pouvoir juger ce dont vous êtes capable.Cependant, le rayon restait désert, peu de clientes montaient aux confections, à cetteheure matinale. Ces demoiselles se ménageaient, droites et lentes, pour se prépareraux fatigues de l'après-midi. Alors, Denise, intimidée par la pensée qu'elles guettaientson début, tailla son crayon, afin d'avoir une contenance; puis, imitant les autres, ellese l'enfonça dans la poitrine, entre deux boutonnières. Elle s'exhortait au courage ,ilfallait qu'elle conquît sa place. La veille, on lui avait dit qu'elle entrait au pair, c'est-àdiresans appointements fixes; elle aurait uniquement le tant pour cent et la guelte surles ventes qu'elle ferait. Mais elle espérait bien arriver ainsi à douze cents francs, carelle savait que les bonnes vendeuses allaient jusqu'à deux mille, quand elles prenaientde la peine. Son budget était réglé, cent francs par mois lui permettraient de payer lapension de Pépé et d'entretenir Jean, qui ne touchait pas un sou ; elle-même pourraitacheter quelques vêtements et du linge.Seulement, pour atteindre ce gros chiffre, elle devait se montrer travailleuse et forte,ne pas se chagriner <strong>des</strong> mauvaises volontés autour d'elle, se battre et arracher sa partaux camara<strong>des</strong>, s'il le fallait. Comme elle s'excitait ainsi à la lutte, un grand jeunehomme qui passait devant le rayon, lui sourit ; et, lorsqu'elle eut reconnu Deloche,entré de la veille au rayon <strong>des</strong> dentelles, elle lui rendit son sourire, heureuse de cetteamitié qu'elle retrouvait, voyant dans ce salut un bon présage.A neuf heures et demie, une cloche avait sonné le déjeuner de la première table. Puis,une nouvelle volée appela la deuxième. Et les clientes ne venaient toujours pas. Laseconde, Mme Frédéric, qui, dans sa rigidité maussade de veuve, se plaisait aux idéesde désastre, jurait en phrases brèves, que la journée était perdue : on ne verrait pasquatre chats, on pouvait fermer les armoires et s'en aller ; prédiction quiassombrissait la face plate de Marguerite, très âpre au gain, tandis que Clara, avec sesallures de cheval échappé, rêvait déjà d'une partie au bois de Verrières, si la maisoncroulait. Quant à Mme <strong>Au</strong>rélie, muette, grave, elle promenait son masque de César àtravers le vide du rayon, en général qui a une responsabilité dans la victoire et ladéfaite.49
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