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Au Bonheur des Dames Emile ZOLA - livrefrance.com

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elle-même ; et elle préférait s'éloigner, prise de la peur de céder un jour et de leregretter ensuite toute son existence.S'il y avait là une tactique savante, elle l'ignorait, elle se demandait avec désespoir<strong>com</strong>ment faire, pour n'avoir pas l'air d'être une coureuse de maris. L'idée d'unmariage l'irritait maintenant, elle était décidée à dire non encore, non toujours, dans lecas où il pousserait la folie jusque-là. Elle seule devait souffrir. La nécessité de laséparation la mettait en larmes ; mais elle se répétait, avec son grand courage, qu'il lefallait, qu'elle n'aurait plus de repos ni de joie, si elle agissait autrement.Lorsque Mouret reçut sa démission, il resta muet et <strong>com</strong>me froid, dans l'effort qu'ilfaisait pour se contenir. Puis, il déclara sèchement qu'il lui accordait huit jours deréflexion, avant de lui laisser <strong>com</strong>mettre une pareille sottise. <strong>Au</strong> bout <strong>des</strong> huit jours,quand elle revint sur ce sujet, en exprimant la volonté formelle de s'en aller après lagrande mise en vente, il ne s'emporta pas davantage, il affecta de parler raison : ellemanquait sa fortune, elle ne retrouverait nulle part la position qu'elle occupait chez lui.Avait-elle donc une autre place en vue ? il était tout prêt à lui donner les avantagesqu'elle espérait obtenir ailleurs.Et la jeune fille ayant répondu qu'elle n'avait pas cherché de place, qu'elle <strong>com</strong>ptait sereposer d'abord un mois à Valognes, grâce aux économies déjà faites par elle, ildemanda ce qui l'empêcherait de rentrer ensuite au <strong>Bonheur</strong>, si le soin de sa santél'obligeait seul à en sortir. Elle se taisait, torturée par cet interrogatoire. Alors, ils'imagina qu'elle allait retrouver un amant, un mari peut-être. Ne lui avait-elle pasavoué, un soir, qu'elle aimait quelqu'un ? Depuis ce moment, il portait en plein coeur,enfoncé <strong>com</strong>me un couteau, cet aveu arraché dans une heure de trouble. Et, si cethomme devait l'épouser, elle abandonnait tout pour le suivre : cela expliquait sonobstination.C'était fini, il ajouta simplement de sa voix glacée qu'il ne la retenait plus, puisqu'ellene pouvait lui confier les vraies causes de son départ. Cette conversation dure, sanscolère, la bouleversa davantage que la scène violente dont elle avait peur.Pendant la semaine que Denise dut passer encore au magasin, Mouret garda sa pâleurrigide. Quand il traversait les rayons, il affectait de ne pas la voir; jamais il n'avaitsemblé plus détaché, plus enfoncé dans le travail ; et les paris re<strong>com</strong>mencèrent, lesbraves seuls osaient risquer un déjeuner sur la carte du mariage. Cependant, souscette froideur, si peu habituelle chez lui, Mouret cachait une crise affreuse d'indécisionet de souffrance. Des fureurs lui battaient le crâne d'un flot de sang :il voyait rouge, il rêvait de prendre Denise d'une étreinte, de la garder, en étouffantses cris. Ensuite, il voulait raisonner, il cherchait <strong>des</strong> moyens pratiques, pourl'empêcher de franchir la porte ; mais il butait sans cesse contre son impuissance,avec la rage de sa force et de son argent inutiles. Une idée, cependant, grandissait aumilieu de projets fous, s'imposait peu à peu, malgré ses révoltes. Après la mort deMme Hédouin, il avait juré de ne pas se remarier, tenant d'une femme sa premièrechance, résolu désormais à tirer sa fortune de toutes les femmes. C'était, chez lui,<strong>com</strong>me chez Bourdonde, une superstition, que le directeur d'une grande maison denouveautés devait être célibataire, s'il voulait garder sa royauté de mâle sur les désirsépandus de son peuple de clientes: une femme introduite changeait l'air, chassait lesautres, en apportant son odeur. Et il résistait à l'invincible logique <strong>des</strong> faits, il préféraiten mourir que de céder, pris de soudaines colères contre Denise, sentant bien qu'elleétait la revanche, craignant de tomber vaincu sur ses millions, brisé <strong>com</strong>me une paillepar l'éternel féminin, le jour où il l'épouserait. Puis, lentement, il redevenait lâche, ildiscutait ses répugnances : pourquoi trembler? elle était si douce, si raisonnable, qu'ilpouvait s'abandonner à elle sans crainte. Vingt fois par heure, le <strong>com</strong>batre<strong>com</strong>mençait dans son être ravagé. L'orgueil irritait la plaie, il achevait de perdre sonpeu de raison, lorsqu'il songeait que, même après cette soumission dernière, ellepouvait dire non, toujours non, si elle aimait quelqu'un. Le matin de la grande mise envente, il n'avait encore rien décidé, et Denise partait le lendemain.218

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