j'avais <strong>des</strong> maîtresses; eh bien! je n'en ai plus, c'est à peine si je sors. Ne vous ai-jepas préférée, chez cette dame ? n'ai-je pas rompu pour être à vous seule ? J'attendsencore un remerciement, un peu de gratitude...Et, si vous craignez que je retourne chez elle, vous pouvez être tranquille : elle sevenge, en aidant un de nos anciens <strong>com</strong>mis à fonder une maison rivale... Dites, faut-ilque je me mette à genoux, pour toucher votre coeur ?Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses vendeuses, qui les jetait sur lepavé au moindre caprice, se trouvait réduit à supplier une d'elles de ne pas partir, dene pas l'abandonner dans sa misère. Il défendait la porte contre elle, il était prêt à luipardonner, à s'aveugler, si elle daignait mentir. Et il disait vrai, le dégoût lui venait<strong>des</strong> filles ramassées dans les coulisses <strong>des</strong> petits théâtres et dans les restaurants denuit ; il ne voyait plus Clara, il n'avait pas remis les pieds chez Mme Desforges, oùBouthemont régnait maintenant, en attendant l'ouverture <strong>des</strong> nouveaux magasins: lesQuatre Saisons, qui emplissaient déjà les journaux de réclames.- Dites, dois-je me mettre à genoux, répéta-t-il, la gorge étranglée de larmescontenues.Elle l'arrêta de la main, ne pouvant plus elle-même cacher son trouble, profondémentremuée par cette passion souffrante.- Vous avez tort de vous faire de la peine, monsieur, répondit-elle enfin. Je vous jureque ces vilaines histoires sont <strong>des</strong> mensonges... Ce pauvre garçon de tout à l'heureest aussi peu coupable que moi.Et elle avait sa belle franchise, ses yeux clairs qui regardaient droit devant elle.- C'est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverrai aucun de vos camara<strong>des</strong>,puisque vous prenez tout ce monde sous votre protection... Mais alors pourquoi merepoussez-vous, si vous n'aimez personne ?Une gêne soudaine, une pudeur inquiète s'empara de la jeune fille.- Vous aimez quelqu'un, n'est-ce pas ? reprit-il d'une voix tremblante. Oh ! vouspouvez le dire, je n'ai aucun droit sur vos tendresses... Vous aimez quelqu'un.Elle devenait très rouge, son coeur était sur ses lèvres, et elle sentait le mensongeimpossible, avec cette émotion qui la trahissait, cette répugnance à mentir qui mettaitquand même la vérité sur son visage.- Oui, finit-elle par avouer faiblement. Je vous en prie, monsieur, laissez-moi, vous mefaites du chagrin.A son tour, elle souffrait. N'était-ce point assez déjà d'avoir à se défendre contre lui ?aurait-elle encore à se défendre contre elle, contre les souffles de tendresse qui luiôtaient par moments tout courage ? Quand il lui parlait ainsi, quand elle le voyait siému, si bouleversé, elle ne savait plus pourquoi elle se refusait ; et elle ne retrouvaitqu'ensuite, au fond même de sa nature de fille bien portante, la fierté et la raison quila tenaient debout, dans son obstination de vierge. C'était par un instinct du bonheurqu'elle s'entêtait, pour satisfaire son besoin d'une vie tranquille, et non pour obéir àl'idée de la vertu. Elle serait tombée aux bras de cet homme, la chair prise, le coeurséduit, si elle n'avait éprouvé une révolte, presque une répulsion devant le dondéfinitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain.L'amant lui faisait peur, cette peur folle qui blêmit la femme à l'approche du mâle.Cependant, Mouret avait eu un geste de morne découragement. Il ne <strong>com</strong>prenait pas.Il retourna vers son bureau, où il feuilleta <strong>des</strong> papiers qu'il reposa tout de suite, endisant :- je ne vous retiens plus, mademoiselle, je ne puis vous garder malgré vous.- Mais je ne demande pas à m'en aller, répondit-elle en souriant. Si vous me croyezhonnête, je reste... On doit toujours croire les femmes honnêtes, monsieur. Il y en abeaucoup qui le sont, je vous assure.Les yeux de Denise, involontairement, s'étaient levés sur le portrait de Mme Hédouin,de cette dame si belle et si sage, dont le sang, disait-on, portait bonheur à la maison.Mouret suivit le regard de la jeune fille, en tressaillant, car il avait cru entendre sa190
femme morte prononcer la phrase, une phrase à elle, qu'il reconnaissait. Et c'était<strong>com</strong>me une résurrection, il retrouvait chez Denise le bon sens, le juste équilibre decelle qu'il avait perdue, jusqu'à la voix douce, avare de paroles inutiles. Il en restafrappé, plus triste encore.- Vous savez que je vous appartiens, murmura-t-il pour conclure. Faites de moi cequ'il vous plaira.Alors, elle reprit avec gaieté :- C'est cela, monsieur. L'avis d'une femme, si humble qu'elle soit, est toujours utile àécouter, quand elle a un peu d'intelligence... Je ne ferai de vous qu'un brave homme,allez! si vous vous remettez entre mes mains.Elle plaisantait, de son air simple qui avait tant de charme.Il eut à son tour un faible sourire, il la reconduisit jusqu'à la porte, <strong>com</strong>me une dame.Le lendemain, Denise était nommée première. La direction avait dédoublé le rayon <strong>des</strong>robes et costumes, en créant spécialement en sa faveur un rayon de costumes pourenfants, qui fut installé près du <strong>com</strong>ptoir <strong>des</strong> confections. Depuis le renvoi de son fils,Mme <strong>Au</strong>rélie tremblait, car elle sentait ces messieurs devenir froids, et elle voyait dejour en jour grandir la puissance de la jeune fille. N'allait-on pas la sacrifier à cettedernière, en profitant d'un prétexte quelconque ? Son masque d'empereur soufflé degraisse semblait avoir maigri de la honte qui entachait maintenant la dynastie <strong>des</strong>Lhomme : et elle affectait de s'en aller chaque soir au bras de son mari, rapprochéstous deux par l'infortune, <strong>com</strong>prenant que le mal venait de la débandade de leurintérieur ; tandis que le pauvre homme, plus affecté qu'elle, dans la peur maladivequ'on ne le soupçonnât lui-même de vol, <strong>com</strong>ptait deux fois les recettes, bruyamment,en faisant avec son mauvais bras de véritables miracles.<strong>Au</strong>ssi, lorsqu'elle vit Denise passer première aux costumes pour enfants, éprouva-telleune joie si vive, qu'elle afficha à l'égard de celle-ci les sentiments les plusaffectueux. C'était bien beau de ne pas lui avoir pris sa place. Et elle la <strong>com</strong>blaitd'amitiés, la traitait désormais en égale, allait causer souvent avec elle, dans. le rayonvoisin, d'un air d'apparat, <strong>com</strong>me une reine mère rendant visite à une jeune reine.Du reste, Denise était maintenant au sommet. Sa nomination de première avait abattuautour d'elle les dernières résistances. Si l'on clabaudait toujours, par cettedémangeaison de langue qui ravage toute réunion d'hommes et de femmes, ons'inclinait très bas, jusqu'à terre. Marguerite, passée seconde aux confections, serépandait en éloges. Clara elle-même, travaillée d'un sourd respect en face de cettefortune dont elle était incapable, avait plié la tête. Mais la victoire de Denise était plus<strong>com</strong>plète encore sur ces messieurs, sur Jouve qui ne lui parlait à présent que courbéen deux, sur Hutin pris d'inquiétude en sentait craquer sa situation, sur Bourdondeenfin réduit à l'impuissance. Quand ce dernier l'avait vue sortir du cabinet de ladirection, souriante, de son air tranquille, et que le lendemain le directeur avait exigédu conseil la création du nouveau <strong>com</strong>ptoir, il s'était incliné, vaincu sous la terreursacrée de la femme. Toujours il avait cédé ainsi devant la grâce de Mouret, il lereconnaissait pour son maître, malgré les fuites du génie et les coups de coeurimbéciles. Cette fois, la femme était la plus forte, et il attendait d'être emporté dans ledésastre.Cependant, Denise avait le triomphe paisible et charmant.Elle était touchée de ces marques de considération, elle voulait y voir une sympathiepour la misère de ses débuts et le succès final de son long courage. <strong>Au</strong>ssi accueillaitelleavec une joie rieuse les moindres témoignages d'amitié, ce qui la fit réellementaimer de quelques-uns, tellement elle était douce et accueillante, toujours prête àdonner son coeur. Elle ne montra une invincible répulsion que pour Clara, car elleavait appris que cette fille s'était amusée, <strong>com</strong>me elle en annonçait en plaisantant leprojet, à mener un soir Colomban chez elle ; et le <strong>com</strong>mis, emporté par sa passionenfin satisfaite, découchait maintenant, tandis que la triste Geneviève agonisait. On encausait au <strong>Bonheur</strong>, on trouvait l'aventure drôle.191
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la reconnut, occupée à débarrass
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- Ma pauvre fille, ne soyez donc pa
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père tuerait sans cela. Alors, com
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Mais ce qui parut toucher ces messi
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argent. - Vous savez que ces messie
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Jean recommençait :- Le mari qui a
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commissionnaire ; mais chez qui la
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Il brandissait son outil, ses cheve
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out d'un mois, Denise faisait parti
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va avec tout le monde, elle se moqu
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