ils causèrent, ils parlèrent d'une partie à six, faite par eux dans un restaurant deBougival, où les femmes avaient payé leur écot : ça valait mieux, tout le monde étaità son aise. Puis, Mignot, qui voulait ses vingt francs, alla se pencher à l'oreille deLhomme. Celui-ci, arrêté dans ses écritures, parut saisi d'un grand trouble. Il n'osaitrefuser pourtant, il cherchait une pièce de dix francs, dans son porte-monnaie, lorsqueMme <strong>Au</strong>rélie, étonnée de ne plus entendre la voix de Marguerite, qui avait dûs'interrompre, aperçut Mignot et <strong>com</strong>prit. Elle le renvoya rudement à son rayon, ellen'avait pas besoin qu'on vînt distraire ces demoiselles. La vérité était qu'elle redoutaitle jeune homme, le grand ami de son fils Albert, le <strong>com</strong>plice de farces louches qu'elletremblait de voir mal finir un jour. <strong>Au</strong>ssi, lorsque Mignot tint les dix francs et qu'il sefut sauvé, ne put-elle s'empêcher de dire à son mari :- S'il est permis ! vous laisser dindonner de la sorte !- Mais, ma bonne, je ne pouvais vraiment refuser à ce garçon...Elle lui ferma la bouche d'un haussement de ses fortes épaules. Puis, <strong>com</strong>me lesvendeuses s'égayaient sournoisement de cette explication de famille, elle reprit avecsévérité :- Allons, mademoiselle Vadon, ne nous endormons pas.- Vingt paletots, cachemire double, quatrième grandeur, à dix-huit francs cinquante!lança Marguerite, de sa voix chantante.Lhomme, la tête basse, écrivait de nouveau. Peu à peu, on avait élevé sesappointements à neuf mille francs ; et il gardait son humilité devant Mme <strong>Au</strong>rélie, quiapportait toujours près du triple dans le ménage.Pendant un instant, la besogne marcha. Les chiffres volaient, les paquets devêtements pleuvaient dru sur les tables. Mais Clara avait inventé une autre distraction: elle taquinait le garçon Joseph, au sujet d'une passion qu'on lui prêtait pour unedemoiselle employée à l'échantillonnage. Cette demoiselle, âgée de vingt-huit ansdéjà, maigre et pâle, était une protégée de Mme Desforges, qui avait voulu la faireengager par Mouret <strong>com</strong>me vendeuse, en contant à celui-ci une histoire touchante :une orpheline, la dernière <strong>des</strong> Fontenailles, vieille noblesse du Poitou, débarquée surle pavé de Paris avec un père ivrogne, restée honnête dans cette déchéance, d'uneéducation trop rudimentaire malheureusement pour être institutrice ou donner <strong>des</strong>leçons de piano. Mouret, d'habitude, s'emportait, lorsqu'on lui re<strong>com</strong>mandait <strong>des</strong> fillesdu monde pauvres; il n'y avait pas, disait-il, de créatures plus incapables, plusinsupportables, d'un esprit plus faux ; et, d'ailleurs, on ne pouvait s'improviservendeuse, il fallait un apprentissage, c'était un métier <strong>com</strong>plexe et délicat. Cependant,il prit la protégée de Mme Desforges, il la mit seulement au service <strong>des</strong> échantillons,<strong>com</strong>me il avait déjà casé, pour être agréable à <strong>des</strong> amis, deux <strong>com</strong>tesses et unebaronne au service de la publicité, où elles faisaient <strong>des</strong> ban<strong>des</strong> et <strong>des</strong> enveloppes.Mlle de Fontenailles gagnait trois francs par jour, qui lui permettaient tout juste devivre, dans une petite chambre de la rue d'Argenteuil. C'était à la rencontrer l'airtriste, vêtue pauvrement, que le coeur de Joseph, de tempérament tendre sous saraideur muette d'ancien soldat, avait fini par être touché. Il n'avouait pas, mais ilrougissait, quand ces demoiselles <strong>des</strong> confections le plaisantaient ; carl'échantillonnage se trouvait dans une salle voisine du rayon, et elles l'avaientremarqué rôdant sans cesse devant la porte.- Joseph a <strong>des</strong> distractions, murmurait Clara. Son nez se tourne vers la lingerie.On avait réquisitionné Mlle de Fontenailles, qui aidait à l'inventaire du <strong>com</strong>ptoir <strong>des</strong>trousseaux. Et, <strong>com</strong>me en effet le garçon jetait de continuels coups d'oeil vers ce<strong>com</strong>ptoir, les vendeuses se mirent à rire. Il se troubla, s'enfonça dans ses feuilles ;tandis que Marguerite, pour étouffer le flot de gaieté qui lui chatouillait la gorge, criaitplus fort :- Quatorze jaquettes, drap anglais, deuxième grandeur, à quinze francs !Du coup, Mme <strong>Au</strong>rélie, en train d'appeler <strong>des</strong> roton<strong>des</strong>, eut la voix couverte. Elle dit,l'air blessé, avec une lenteur majestueuse :152
- Un peu plus bas, mademoiselle. Nous ne sommes pas à la halle... Et vous êtes toutesbien peu raisonnables, de vous amuser à <strong>des</strong> gamineries, quand notre temps est siprécieux.Justement, <strong>com</strong>me Clara ne veillait plus aux paquets, une catastrophe se produisit.Des manteaux s'éboulèrent, tous les tas de la table, entraînés, tombèrent les uns surles autres. Le tapis en était jonché.- Là, qu'est-ce que je disais! cria la première hors d'elle.Faites donc un peu attention, mademoiselle Prunaire, c'est insupportable à la fin !Mais un frémissement courut: Mouret et Bourdoncle faisant leur tournée d'inspection,venaient de paraître. Les voix repartirent, les plumes grincèrent, tandis que Clara sehâtait de ramasser les vêtements. Le patron n'interrompit pas le travail. Il resta làquelques minutes, muet, souriant ; et ses lèvres seules avaient un frisson de fièvre,dans son visage gai et victorieux <strong>des</strong> jours d'inventaire. Lorsqu'il aperçut Denise, ilfaillit laisser échapper un geste d'étonnement. Elle était donc <strong>des</strong>cendue ? Ses yeuxrencontrèrent ceux de Mme <strong>Au</strong>rélie. Puis, après une courte hésitation, il s'éloigna, ilentra aux trousseaux.Cependant, Denise, avertie par la rumeur légère, avait levé la tête. Et, après avoirreconnu Mouret, elle s'était de nouveau penchée sur ses feuilles, simplement. Depuisqu'elle écrivait d'une main machinale, au milieu de l'appel régulier <strong>des</strong> articles, unapaisement se faisait en elle. Toujours elle avait cédé ainsi au premier excès de sasensibilité : <strong>des</strong> larmes la suffoquaient, sa passion doublait ses tourments; puis, ellerentrait dans sa raison, elle retrouvait un beau courage calme, une force de volontédouce et inexorable. Maintenant, les yeux limpi<strong>des</strong>, le teint pâle, elle était sans unfrisson, toute à sa besogne, résolue à s'écraser le coeur et à ne faire que son vouloir.Dix heures sonnèrent, le vacarme de l'inventaire montait, dans le branle-bas <strong>des</strong>rayons. Et, sous les cris, jetés sans relâche, qui se croisaient de toutes parts, la mêmenouvelle circulait avec une rapidité surprenante : chaque vendeur savait déjà queMouret avait écrit le matin, pour inviter Denise à dîner. L'indiscrétion venait dePauline. En re<strong>des</strong>cendant, secouée encore, elle avait rencontré Deloche aux dentelles ;et, sans remarquer que Liénard parlait au jeune homme, elle s'était soulagée.- C'est fait, mon cher... Elle vient de recevoir la lettre. Il l'invite pour ce soir.Deloche était devenu blême. Il avait <strong>com</strong>pris, car il questionnait souvent Pauline, tousdeux causaient chaque jour de leur amie <strong>com</strong>mune, du coup de tendresse de Mouret,de l'invitation fameuse qui finirait par dénouer l'aventure. Du reste, elle le grondaitd'aimer secrètement Denise, dont il n'aurait jamais rien, et elle haussait les épaules,quand il approuvait la jeune fille de résister au patron.- Son pied va mieux, elle <strong>des</strong>cend, continuait-elle. Ne prenez donc pas cette figured'enterrement... C'est une chance pour elle, ce qui arrive.Et elle se hâta de retourner à son rayon.- Ah ! bon ! murmura Liénard qui avait entendu, il s'agit de la demoiselle à l'entorse...Eh bien! vous aviez raison de vous presser, vous qui la défendiez au café, hier soir !A son tour, il se sauva ; mais, quand il rentra aux lainages, il avait déjà racontél'histoire de la lettre à quatre ou cinq vendeurs. Et de là, en moins de dix minutes, ellevenait de faire le tour <strong>des</strong> magasins.La dernière phrase de Liénard rappelait une scène qui s'était passée la veille, au CaféSaint-Roch. Maintenant, Deloche et lui ne se quittaient plus. Le premier avait pris, àl'Hôtel de Smyrne, la chambre de Hutin, lorsque celui-ci, nommé second, s'était louéun petit logement de trois pièces ; et les deux <strong>com</strong>mis venaient ensemble le matin au<strong>Bonheur</strong>, s'attendaient le soir pour repartir ensemble. Leurs chambres, qui setouchaient, donnaient sur la même cour noire, un puits étroit dont les odeursempoisonnaient l'hôtel. Ils faisaient bon ménage, malgré leur dissemblance, l'unmangeant avec insouciance l'argent qu'il tirait à son père, l'autre sans un sou, torturépar <strong>des</strong> idées d'économies, ayant pourtant tous deux un point de <strong>com</strong>mun, leurmaladresse <strong>com</strong>me vendeurs, qui les laissait végéter dans leurs <strong>com</strong>ptoirs, sans153
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parmi ces paquets, après avoir con
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lentement au milieu des commis resp
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sentait perdue, toute petite dans l
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Mais elles le pressaient de questio
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gentil, chez lequel elle passait to
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Et ce fut Denise qui souffrit de l'
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pair, il couchait au magasin, où i
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coup de hache. Tout lui devenait pr
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père tuerait sans cela. Alors, com
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argent. - Vous savez que ces messie
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Jean recommençait :- Le mari qui a
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commissionnaire ; mais chez qui la
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s'expliquait avec des gestes exasp
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faire un scandale... Que diable ! t
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