Voilà que vous devenez insolente, mademoiselle... En vérité, je vous conseille, dejuger les autres !Toutes deux, face à face, frémissantes, se contemplaient. Il n'y avait désormais nidame, ni demoiselle de magasin. Elles n'étaient plus que femmes, <strong>com</strong>me égaléesdans leur rivalité.L'une avait violemment retiré le manteau pour le jeter sur une chaise ; tandis quel'autre lançait au hasard sur la toilette les quelques épingles qui lui restaient entre lesdoigts.- Ce qui m'étonne, reprit Henriette, c'est que M. Mouret tolère une pareille insolence...Je croyais, monsieur, que vous étiez plus difficile pour votre personnel.Denise avait retrouvé son calme brave. Elle répondit doucement :- Si M. Mouret me garde, c'est qu'il n'a rien à me reprocher... Je suis prête à vousfaire <strong>des</strong> excuses, s'il l'exige.Mouret écoutait, saisi par cette querelle, ne trouvant pas la phrase pour en finir. Ilavait l'horreur de ces explications entre femmes, dont l'âpreté blessait son continuelbesoin de grâce.Henriette voulait lui arracher un mot qui condamnât la jeune fille ; et, <strong>com</strong>me il restaitmuet, partagé encore, elle le fouetta d'une dernière injure.- C'est bien, monsieur, s'il faut que je souffre chez moi les insolences de vosmaîtresses !... Une fille ramassée dans quelque ruisseau.Deux grosses larmes jaillirent <strong>des</strong> yeux de Denise. Elle les retenait depuis longtemps ;mais tout son être défaillait sous l'insulte. Quand il la vit pleurer ainsi, sans répondrepar une violence, d'une dignité muette et désespérée, Mouret n'hésita plus, son coeurallait vers elle, dans une tendresse immense. Il lui prit les mains, il balbutia :- Partez vite, mon enfant, oubliez cette maison.Henriette, pleine de stupeur, étranglée de colère, les regardait.- Attendez, continua-t-il en pliant lui-même le manteau, remportez ce vêtement.Madame en achètera un autre ailleurs. Et ne pleurez plus, je vous en prie. Vous savezquelle estime j'ai pour vous.Il l'ac<strong>com</strong>pagna jusqu'à la porte, qu'il referma ensuite.Elle n'avait pas prononcé une parole ; seulement, une flamme rose était montée à sesjoues, tandis que ses yeux se mouillaient de nouvelles larmes, d'une douceurdélicieuse.Henriette, qui suffoquait, avait tiré son mouchoir et s'en écrasait les lèvres. C'était lerenversement de ses calculs, elle-même prise au piège qu'elle avait tendu. Elle sedésolait d'avoir poussé les choses trop loin, torturée de jalousie. Etre quittée pour unepareille créature ! se voir dédaignée devant elle ! Son orgueil souffrait plus que sonamour.- Alors, c'est cette fille que vous aimez ? dit-elle péniblement, quand ils furent seuls.Mouret ne répondit pas tout de suite, il marchait de la fenêtre à la porte, en cherchantà vaincre sa violente émotion. Enfin, il s'arrêta, et très poliment, d'une voix qu'iltâchait de rendre froide, il dit avec simplicité :- Oui, madame.Le bec de gaz sifflait toujours, dans l'air étouffé du cabinet. Maintenant, les reflets <strong>des</strong>glaces n'étaient plus traversés d'ombres dansantes, la pièce semblait nue, tombée àune tristesse lourde. Et Henriette s'abandonna brusquement sur une chaise, tordantson mouchoir entre ses doigts fébriles, répétant au milieu de ses sanglots :- Mon Dieu ! que je suis malheureuse !Il la regarda quelques secon<strong>des</strong>, immobile. Puis, tranquillement, il s'en alla. Elle, touteseule, pleurait dans le silence, devant les épingles semées sur la toilette et sur leparquet.Lorsque Mouret entra dans le petit salon, il n'y trouva plus que Vallagnosc, le baronétant retourné près <strong>des</strong> dames.174
Comme il se sentait tout secoué encore, il s'assit au fond de la pièce, sur un canapé ;et son ami, en le voyant défaillir, vint charitablement se planter devant lui, pour lecacher aux regards curieux. D'abord, ils se contemplèrent, sans échanger un mot.Puis, Vallagnosc, que le trouble de Mouret semblait égayer en dedans, finit pardemander de sa voix goguenarde :- Tu t'amuses ?Mouret ne parut pas <strong>com</strong>prendre tout de suite. Mais, lorsqu'il se fut rappelé leursconversations anciennes sur la bêtise vide et l'inutile torture de la vie, il répondit :- Sans doute, jamais je n'ai tant vécu... Ah! mon vieux, ne te moque pas, ce sont lesheures les plus courtes, celles où l'on meurt de souffrance ! Il baissa la voix, ilcontinua gaiement, sous ses larmes mal essuyées :- Oui, tu sais tout, n'est-ce pas ? elles viennent, à elles deux, de me hacher le coeur.Mais c'est encore bon, vois-tu, presque aussi bon que <strong>des</strong> caresses, les blessuresqu'elles font... Je suis brisé, je n'en peux plus; n'importe, tu ne saurais croire <strong>com</strong>bienj'aime la vie !... Oh ! je finirai par l'avoir, cette enfant qui ne veut pas !Vallagnosc dit simplement :- Et après ?- Après ?... Tiens ! je l'aurai ! N'est-ce point assez ?... Si tu te crois fort, parce que turefuses d'être bête et de souffrir ! Tu n'es qu'une dupe, pas davantage !... Tâche doncd'en désirer une et de la tenir enfin: cela paye en une minute toutes les misères.Mais Vallagnosc exagérait son pessimisme. À quoi bon tant travailler, puisque l'argentne donnait pas tout ? C'était lui qui aurait fermé boutique et qui se serait allongé surle dos, pour ne plus remuer un doigt, le jour où il aurait reconnu qu'avec <strong>des</strong> millionson ne pouvait même pas acheter la femme désirée ! Mouret, en l'écoutant, devenaitgrave. Puis, il repartit violemment, il croyait à la toute-puissance de sa volonté.- Je la veux, je l'aurai !... Et si elle m'échappe, tu verras quelle machine je bâtirai pourme guérir. Ce sera superbe quand même... Tu n'entends pas cette langue, mon vieux: autrement, tu saurais que l'action contient en elle sa ré<strong>com</strong>pense. Agir, créer, sebattre contre les faits, les vaincre ou être vaincu par eux, toute la joie et toute lasanté humaines sont là !- Simple façon de s'étourdir, murmura l'autre.- Eh bien! j'aime mieux m'étourdir... Crever pour crever, je préfère crever de passionque de crever d'ennui! Ils rirent tous les deux, cela leur rappelait leurs vieillesdiscussions du collège. Vallagnosc, d'une voix molle, se plut alors à étaler la platitude<strong>des</strong> choses. Il mettait une sorte de fanfaronnade dans l'immobilité et le néant de sonexistence.Oui, il s'ennuierait le lendemain au ministère, <strong>com</strong>me il s'y était ennuyé la veille ; entrois ans, on l'avait augmenté de six cents francs, il était maintenant à trois mille six,pas même de quoi fumer <strong>des</strong> cigares propres ; ça devenait de plus en plus inepte, etsi l'on ne se tuait pas, c'était par simple paresse, pour éviter de se déranger. Mouretlui ayant parlé de son mariage avec Mlle de Boves, il répondit que, malgré l'obstinationde la tante à ne pas mourir, l'affaire allait être conclue ; du moins, il le pensait, lesparents étaient d'accord, lui affectait de n'avoir pas de volonté. Pourquoi vouloir ou nepas vouloir, puisque jamais ça ne tournait <strong>com</strong>me on le désirait ? Il donna en exempleson futur beau-père, qui <strong>com</strong>ptait trouver en Mme Guibal une blonde indolente, lecaprice d'une heure, et que la dame menait à coups de fouet, ainsi qu'un vieux chevaldont on use les dernières forces. Tandis qu'on le croyait occupé à inspecter les étalonsde Saint-Lô, elle achevait de le manger, dans une petite maison louée par lui àVersailles.- Il est plus heureux que toi, dit Mouret en se levant.- Oh ! lui, pour sûr ! déclara Vallagnosc. Il n'y a peut-être que le mal qui soit un peudrôle.Mouret s'était remis. Il songeait à s'échapper ; mais il ne voulait pas que son départeût l'air d'une fuite. <strong>Au</strong>ssi, résolu à prendre une tasse de thé, rentra-t-il dans le grand175
- Page 3 and 4:
en guirlandes; puis, c'était, à p
- Page 5 and 6:
ils faisaient leur entrée avec une
- Page 7 and 8:
Il fallut un instant à Denise, pou
- Page 9 and 10:
coeur, ses yeux retournaient toujou
- Page 11 and 12:
cette fente étroite, au fond de la
- Page 13 and 14:
En parlant, ses yeux faisaient le t
- Page 15 and 16:
ez-de-chaussée, blanc de salpêtre
- Page 17 and 18:
Il était aussi timide qu'elle, il
- Page 19 and 20:
avant de pouvoir compter sur une au
- Page 21 and 22:
négoce provincial, indigné de voi
- Page 23 and 24:
parmi ces paquets, après avoir con
- Page 25 and 26:
lentement au milieu des commis resp
- Page 27 and 28:
sentait perdue, toute petite dans l
- Page 29 and 30:
exaspérée de se sentir des épaul
- Page 31 and 32:
chez nous pour être accueillie...
- Page 33 and 34:
Elle le regardait, elle songeait qu
- Page 35 and 36:
tendre et si gaie d'ameublement, s'
- Page 37 and 38:
- C'est mon seul plaisir, de bâill
- Page 39 and 40:
allaient rester debout. Et il flair
- Page 41 and 42:
Et les voix tombèrent, ne furent p
- Page 43 and 44:
Mais elles le pressaient de questio
- Page 45 and 46:
- Il y avait aussi ce mouchoir... D
- Page 47 and 48:
là, tout un coin de consommation l
- Page 49 and 50:
l'uniformité imposée de leur toil
- Page 51 and 52:
secousse; elle rougit, elle se sent
- Page 53 and 54:
nouvelle cliente se présenta, inte
- Page 55 and 56:
- Je ne vous fais pas de mal, madam
- Page 57 and 58:
Et elle s'en alla, précédée du v
- Page 59 and 60:
ataille du négoce montait, les ven
- Page 61 and 62:
la reconnut, occupée à débarrass
- Page 63 and 64:
- Ma pauvre fille, ne soyez donc pa
- Page 65 and 66:
VLe lendemain, Denise était descen
- Page 67 and 68:
unique refuge, le seul endroit où
- Page 69 and 70:
sympathie des deux vendeuses avait
- Page 71 and 72:
gentil, chez lequel elle passait to
- Page 73 and 74:
Tous n'étaient plus que des rouage
- Page 75 and 76:
Et ce fut Denise qui souffrit de l'
- Page 77 and 78:
descendirent à Joinville, passère
- Page 79 and 80:
- Avec ça que vous êtes bien, au
- Page 81 and 82:
pair, il couchait au magasin, où i
- Page 83 and 84:
coup de hache. Tout lui devenait pr
- Page 85 and 86:
père tuerait sans cela. Alors, com
- Page 87 and 88:
Elle le regarda fixement, du regard
- Page 89 and 90:
Beaucoup, en avalant de grosses bou
- Page 91 and 92:
Mais ce qui parut toucher ces messi
- Page 93 and 94:
argent. - Vous savez que ces messie
- Page 95 and 96:
Jean recommençait :- Le mari qui a
- Page 97 and 98:
s'imposer, quand personne ne l'aima
- Page 99 and 100:
commissionnaire ; mais chez qui la
- Page 101 and 102:
l'argent, des robes, une belle cham
- Page 103 and 104:
Il brandissait son outil, ses cheve
- Page 105 and 106:
out d'un mois, Denise faisait parti
- Page 107 and 108:
- Oh! j'en souffre toujours... Pour
- Page 109 and 110:
Pauline, dans une de ces rencontres
- Page 111 and 112:
- Monsieur, je ne puis pas... Je vo
- Page 113 and 114:
- Vous entendez, monsieur Baudu ? r
- Page 115 and 116:
Après le potage, dès que la bonne
- Page 117 and 118:
- Non, non, restez... Oh ! que mama
- Page 119 and 120:
coup de vent, un nuage de plâtre s
- Page 121 and 122:
on n'avait jamais vu ça, des commi
- Page 123 and 124: - Plus tard, répondit-il, lorsque
- Page 125 and 126: va avec tout le monde, elle se moqu
- Page 127 and 128: IXUn lundi, 14 mars, le Bonheur des
- Page 129 and 130: à une émeute; et il obtenait cet
- Page 131 and 132: avait calculé juste : toutes les m
- Page 133 and 134: Mme de Boves restait dédaigneuse.
- Page 135 and 136: M. de Boves et Paul de Vallagnosc e
- Page 137 and 138: - Comment ! madame, vous vous êtes
- Page 139 and 140: Et, nerveusement, enchanté d'avoir
- Page 141 and 142: L'autre, surprise, regarda Clara, p
- Page 143 and 144: Edmond portait une collection de pe
- Page 145 and 146: avaient pris leur vol dans l'air ch
- Page 147 and 148: XLe premier dimanche d'août, on fa
- Page 149 and 150: - Non, non, laissez-moi, bégayait
- Page 151 and 152: - C'est ce que je lui ai dit, décl
- Page 153 and 154: - Un peu plus bas, mademoiselle. No
- Page 155 and 156: Bouthemont lui-même, que les histo
- Page 157 and 158: - Poulet, dit Mignot derrière lui.
- Page 159 and 160: Il reposa son verre gauchement, il
- Page 161 and 162: Il la suivit dans la pièce voisine
- Page 163 and 164: - Je veux, je veux, répétait-il a
- Page 165 and 166: Ils parlaient de Mouret. L'année p
- Page 167 and 168: Au temps de leur grande intimité,
- Page 169 and 170: légères, tout ce luxe aimable la
- Page 171 and 172: - Pourquoi pas ? dit Mouret naïvem
- Page 173: à contenter. Heureuse de rabaisser
- Page 177 and 178: - Pourquoi donc, madame ? Est-ce qu
- Page 179 and 180: Jouve, en effet, sortait des dentel
- Page 181 and 182: Le cas lui semblait impossible, cet
- Page 183 and 184: Non toujours, dans tous les comptoi
- Page 185 and 186: sortis le soir sous la redingote, r
- Page 187 and 188: - J'avais six ans, ma mère m'emmen
- Page 189 and 190: Elle le suivit, ils descendirent de
- Page 191 and 192: femme morte prononcer la phrase, un
- Page 193 and 194: des maux endurés, si convaincue, l
- Page 195 and 196: Écoutez, je dois vous prévenir qu
- Page 197 and 198: - Le père est là-haut, reprit Mme
- Page 199 and 200: d'elle une rencontre de temps à au
- Page 201 and 202: Honoré au cimetière Montmartre. O
- Page 203 and 204: pouvoir s'arrêter, marchait toujou
- Page 205 and 206: s'expliquait avec des gestes exasp
- Page 207 and 208: avaient déjà battu le quartier, l
- Page 209 and 210: la vente faite par le syndic; de so
- Page 211 and 212: Denise elle-même était gagnée pa
- Page 213 and 214: D'abord, au premier plan de cette g
- Page 215 and 216: - Mon Dieu ! oui, j'ai voulu me ren
- Page 217 and 218: elle se remettait en marche, il lui
- Page 219 and 220: Justement, lorsque Bourdonde, ce jo
- Page 221 and 222: - Montez à mon cabinet, après la
- Page 223 and 224: les doigts de la couturière, le pa
- Page 225 and 226:
- Peut-être bien qu'elle se remari
- Page 227 and 228:
de l'appareil. Enfin, elles arrivè
- Page 229 and 230:
- Je sais, je sais, madame, répét
- Page 231 and 232:
faire un scandale... Que diable ! t
- Page 233 and 234:
Frémissant comme un jeune homme qu
- Page 235:
www.livrefrance.com235