Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente de Denisearrivait. Justement, une cliente fut signalée.- La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.C'était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en loin à Paris, dufond d'un département perdu. Là-bas, pendant <strong>des</strong> mois, elle mettait <strong>des</strong> sous de côté; puis, à peine <strong>des</strong>cendue de wagon, elle tombait au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, elledépensait tout. Rarement, elle demandait par lettre, car elle voulait voir, avait la joiede toucher la marchandise, faisait jusqu'à <strong>des</strong> provisions d'aiguilles, qui, disait-elle,coûtaient les yeux de la tête, dans sa petite ville. Tout le magasin la connaissait,savait qu'elle se nommait Mme Boutarel et qu'elle habitait Albi, sans s'inquiéter dureste, ni de sa situation, ni de son existence.- Vous allez bien, madame? demandait gracieusement Mme <strong>Au</strong>rélie qui s'étaitavancée. Et que désirez-vous ? On est à vous tout de suite.Puis, se tournant :- Mesdemoiselles !Denise s'approchait, mais Clara s'était précipitée. D'habitude, elle se montraitparesseuse à la vente, se moquant de l'argent, en gagnant davantage au-dehors, etsans fatigue.Seulement, l'idée de souffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l'éperonnait.- Pardon, c'est mon tour, dit Denise révoltée.Mme <strong>Au</strong>rélie l'écarta d'un regard sévère, en murmurant :- Il n'y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici... Attendez de savoir, pour servir lesclientes connues.La jeune fille recula; et, <strong>com</strong>me <strong>des</strong> larmes lui montaient aux yeux, elle voulut cachercet excès de sensibilité, elle tourna le dos, debout devant les glaces sans tain, feignantde regarder dans la rue. Allait-on l'empêcher de vendre ? Toutes s'entendraient-elles,pour lui enlever ainsi les ventes sérieuses ?La peur de l'avenir la prenait, elle se sentait écrasée entre tant d'intérêts lâchés.Cédant à l'amertume de son abandon, le front contre la glace froide, elle regardait enface le Vieil Elbeuf, elle songeait qu'elle aurait dû supplier son oncle de la garder ;peut-être lui-même désirait-il revenir sur sa décision, car il lui avait semblé bien ému,la veille. Maintenant, elle était toute seule, dans cette maison vaste, où personne nel'aimait, où elle se trouvait blessée et perdue ; Pépé et Jean vivaient chez <strong>des</strong>étrangers, eux qui n'avaient jamais quitté ses jupes ; c'était un arrachement, et lesdeux grosses larmes qu'elle retenait faisaient danser la rue dans un brouillard.Derrière elle, pendant ce temps, bourdonnaient <strong>des</strong> voix :- Celui-ci m'engonce, disait Mme Boutarel.- Madame a tort, répétait Clara. Les épaules vont à la perfection... À moins queMadame ne préfère une pelisse à un manteau.Mais Denise tressaillit. Une main s'était posée sur son bras, Mme <strong>Au</strong>rélie l'interpellaitavec sévérité.- Eh bien! vous ne faites rien maintenant, vous regardez passer le monde?... Oh! çane peut pas marcher <strong>com</strong>me ça !- Puisqu'on m'empêche de vendre, madame.- Il y a d'autre ouvrage pour vous, mademoiselle.Commencez par le <strong>com</strong>mencement... Faites le déplié.Afin de contenter quelques clientes qui étaient venues, on avait dû bouleverser déjàles armoires ; et, sur les deux longues tables de chêne, à gauche et à droite du salon,traînait un fouillis de manteaux, de pelisses, de roton<strong>des</strong>, <strong>des</strong> vêtements de toutes lestailles et de toutes les étoffes. Sans répondre, Denise se mit à les trier, à les plier avecsoin et à les classer de nouveau dans les armoires. C'était la besogne inférieure <strong>des</strong>débutantes. Elle ne protestait plus, sachant qu'on exigeait une obéissance passive,attendant que la première voulût bien la laisser vendre, ainsi qu'elle semblait d'aborden avoir l'intention. Et elle pliait toujours, lorsque Mouret parut. Ce fut pour elle une50
secousse; elle rougit, elle se sentit reprise de son étrange peur, en croyant qu'il allaitlui parler. Mais il ne la voyait seulement pas, il ne se rappelait plus cette petite fille,que l'impression charmante d'une minute lui avait fait appuyer.- Madame <strong>Au</strong>rélie ! appela-t-il d'une voix brève.Il était légèrement pâle, les yeux clairs et résolus pourtant.En faisant le tour <strong>des</strong> rayons, il venait de les trouver vi<strong>des</strong>, et la possibilité d'unedéfaite s'était brusquement dressée, dans sa foi entêtée à la fortune. Sans doute, onzeheures sonnaient à peine ; il savait par expérience que la foule n'arrivait guère quel'après-midi. Seulement, certains symptômes l'inquiétaient : aux autres mises envente, un mouvement se produisait dès le matin ; puis, il ne voyait même pas defemmes en cheveux, les clientes du quartier, qui <strong>des</strong>cendaient chez lui en voisines.Comme tous les grands capitaines, au moment de livrer sa bataille, une faiblessesuperstitieuse l'avait pris, malgré sa carrure habituelle d'homme d'action. Ça nemarcherait pas, il était perdu, et il n'aurait pu dire pourquoi: il croyait lire sa défaitesur les visages mêmes <strong>des</strong> dames qui passaient.Justement, Mme Bouratel, elle qui achetait toujours, s'en allait en disant :- Non, vous n'avez rien qui me plaise... Je verrai, je me déciderai.Mouret la regarda partir. Et, <strong>com</strong>me Mme <strong>Au</strong>rélie accourait à son appel, il l'emmena àl'écart ; tous deux échangèrent quelques mots rapi<strong>des</strong>. Elle eut un geste désolé, ellerépondait visiblement que la vente ne s'allumait pas. Un instant, ils restèrent face àface, gagnés par un de ces doutes que les généraux cachent à leurs soldats. Ensuite, ildit tout haut, de son air brave :- Si vous avez besoin de monde, prenez une fille de l'atelier... Elle aidera toujours unpeu.Il continua son inspection, désespéré. Depuis le matin, il évitait Bourdoncle, dont lesréflexions inquiètes l'irritaient. En sortant de la lingerie, où la vente marchait plus malencore, il tomba sur lui, il dut subir l'expression de ses craintes. Alors, il l'envoyacarrément au diable, avec une brutalité qu'il ne ménageait pas même à ses hautsemployés, dans les heures mauvaises.- Fichez-moi donc la paix ! Tout va bien... Je finirai par flanquer les trembleurs à laporte.Mouret se planta, seul et debout, au bord de la rampe du hall. De là, il dominait lemagasin, ayant autour de lui les rayons de l'entresol, plongeant sur les rayons du rezde-chaussée.En haut, le vide lui parut navrant : aux dentelles, une vieille dame faisaitfouiller tous les cartons, sans rien acheter; tandis que trois vauriennes, à la lingerie,choisissaient longuement <strong>des</strong> cols à dix-huit sous. En bas, sous les galeries couvertes,dans les coups de lumière qui venaient de la rue, il remarqua que les clientes<strong>com</strong>mençaient à être plus nombreuses. C'était un lent défilé, une promenade devantles <strong>com</strong>ptoirs, espacée, pleine de trous ; à la mercerie, à la bonneterie, <strong>des</strong> femmesen camisole se pressaient ; seulement, il n'y avait presque personne au blanc ni auxlainages. Les garçons de magasin, avec leur habit vert dont les larges boutons decuivre luisaient, attendaient le monde, les mains ballantes. Par moments, passait uninspecteur, l'air cérémonieux, raidi dans sa cravate blanche. Et le coeur de Mouretétait surtout serré par la paix morte du hall : le jour y tombait de haut, d'un vitrageaux verres dépolis, qui tamisait la clarté en une poussière blanche, diffuse et <strong>com</strong>mesuspendue, sous laquelle le rayon <strong>des</strong> soieries semblait dormir, au milieu d'un silencefrissonnant de chapelle. Le pas d'un <strong>com</strong>mis, <strong>des</strong> paroles chuchotées, un frôlement dejupe qui traversait, y mettaient seuls <strong>des</strong> bruits légers, étouffés dans la chaleur ducalorifère. Pourtant, <strong>des</strong> voitures arrivaient : on entendait l'arrêt brusque <strong>des</strong> chevaux; puis, <strong>des</strong> portières se refermaient violemment. <strong>Au</strong>-dehors, montait un lointainbrouhaha, <strong>des</strong> curieux qui se bousculaient en face <strong>des</strong> vitrines, <strong>des</strong> fiacres quistationnaient sur la place Gaillon, toute l'approche, d'une foule. Mais, en voyant lescaissiers inactifs se renverser derrière leur guichet, en constatant que les tables auxpaquets restaient nues, avec leurs boîtes à ficelle et leurs mains de papier bleu,51
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