Il parlait <strong>des</strong> vendeurs de la mercerie. Alors, toute la table s'égaya. Entre deuxmorceaux, la voix empâtée, chacun lâchait une phrase, ajoutait un détail ; et il n'yavait que les liseurs obstinés, qui restaient muets, perdus, le nez enfoncé dans unjournal. On en tombait d'accord ; chaque année, les employés de <strong>com</strong>merce prenaientun meilleur genre. Près de la moitié, à présent, parlaient l'allemand ou l'anglais. Lechic n'était plus d'aller faire du boucan à Bullier, de rouler les café-concerts pour ysiffler les chanteuses lai<strong>des</strong>. Non, on se réunissait une vingtaine, on fondait un cercle.- Est-ce qu'ils ont un piano <strong>com</strong>me les toiliers ? demanda Liénard.- Si le Bobin-Club a un piano, je crois bien ! cria Mignot.Et ils jouent, et ils chantent !... Même il y en a un, le petit Bavoux, qui lit <strong>des</strong> vers.La gaieté redoubla, on blaguait le petit Bavoux ; pourtant, il y avait sous les rires unegrande considération. Puis, on causa d'une pièce du Vaudeville, où un calicot jouait unvilain rôle ; plusieurs se fâchaient pendant que d'autres s'inquiétaient de l'heure àlaquelle on les lâcherait le soir, car ils devaient aller en soirée, dans <strong>des</strong> famillesbourgeoises. Et de tous les points de la salle immense partaient <strong>des</strong> conversationssemblables, au milieu du vacarme croissant de la vaisselle. Pour chasser l'odeur de lanourriture,la buée chaude qui montait <strong>des</strong> cinq cents couverts débandés, on avaitouvert les fenêtres, dont les stores baissés étaient brûlants du lourd soleil d'août. Dessouffles ardents venaient de la rue, <strong>des</strong> reflets d'or jaunissaient le plafond, baignaientd'une lumière rousse les convives en nage.- S'il est permis de vous enfermer un dimanche, par un temps pareil! répéta Favier.Cette réflexion ramena ces messieurs à l'inventaire. L'année était superbe. Et l'on envint aux appointements, aux augmentations, l'éternel sujet, la question passionnantequi les secouait tous. Il en était chaque fois de même les jours de volaille, unesurexcitation se déclarait, le bruit finissait par être insupportable. Quand les garçonsapportèrent les artichauts à l'huile, on ne s'entendait plus. L'inspecteur de serviceavait l'ordre d'être tolérant.- À propos, cria Favier, vous connaissez l'aventure ?Mais il eut la voix couverte. Mignot demandait:- Qui est-ce qui n'aime pas l'artichaut ? Je vends mon <strong>des</strong>sert contre un artichaut.Personne ne répondit. Tout le monde aimait l'artichaut. Ce déjeuner-là <strong>com</strong>pteraitparmi les bons, car on avait vu <strong>des</strong> pêches pour le <strong>des</strong>sert.- Il l'a invitée à dîner, mon cher, disait Favier à son voisin de droite, en achevant sonrécit. Comment! vous ne le saviez pas ?La table entière le savait, on était fatigué d'en causer depuis le matin. Et <strong>des</strong>plaisanteries, toujours les mêmes, passèrent de bouche en bouche. Delochefrémissait, ses yeux finirent par se fixer sur Favier, qui répétait avec insistance:- S'il ne l'a pas eue, il va l'avoir... Et il n'en aura pas l'étrenne, ah! non, il n'en aurapas l'étrenne.Lui aussi regardait Deloche. Il ajouta d'un air provocant:- Ceux qui aiment les os peuvent se la payer pour cent sous.Brusquement, il baissa la tête. Deloche, cédant à un mouvement irrésistible, venait delui jeter son dernier verre de vin par la figure, en bégayant:- Tiens! sale menteur, j'aurais dû t'arroser hier! Ce fut un esclandre. Quelques gouttesavaient éclaboussé les voisins de Favier, dont les cheveux seuls se trouvaient mouilléslégèrement : le vin, lancé d'une main trop rude, était allé tomber de l'autre côté de latable. Mais on se fâchait. Il couchait donc avec, qu'il la défendait ainsi ? Quelle brute !il aurait mérité une paire de gifles, pour apprendre à se conduire.Pourtant, les voix baissèrent, on signalait l'approche de l'inspecteur, et c'était inutilede mettre la direction dans la querelle. Favier se contenta de dire :- S'il m'avait attrapé, vous auriez vu quelle danse !Puis, cela finit par <strong>des</strong> moqueries. Lorsque Deloche, encore tremblant, voulut boirepour cacher son trouble, et qu'il saisit d'une main tremblante son verre vide, <strong>des</strong> rirescoururent.158
Il reposa son verre gauchement, il se mit à sucer les feuilles d'artichaut qu'il avaitmangées déjà.- Passez donc la carafe à Deloche, dit tranquillement Mignot. Il a soif.Les rires redoublèrent. Ces messieurs prenaient <strong>des</strong> assiettes propres aux piles qui sedressaient sur la table, de distance en distance : tandis que les garçons promenaientle <strong>des</strong>sert, <strong>des</strong> pêches dans <strong>des</strong> corbeilles. Et tous se tinrent les côtes, lorsque Mignotajouta :- Chacun son goût, Deloche mange la pêche au vin.Celui-ci restait immobile. La tête basse, <strong>com</strong>me sourd, il ne semblait pas entendre lesplaisanteries, il éprouvait un regret désespéré de ce qu'il venait de faire. Ces gensavaient raison, à quel titre la défendait-il? on allait croire toutes sortes de vilaineschoses, il se serait battu lui-même, de l'avoir ainsi <strong>com</strong>promise, en voulantl'innocenter. C'était sa chance habituelle, il aurait mieux fait de crever tout de suite,car il ne pouvait même céder à son coeur, sans <strong>com</strong>mettre <strong>des</strong> bêtises. Des larmes luimontaient aux yeux. N'était-ce pas également sa faute, si le magasin causait de lalettre écrite par le patron ? Il les entendait bien ricaner, avec <strong>des</strong> mots crus sur cetteinvitation, dont Liénard seul avait reçu la confidence ; et il s'accusait, il n'aurait pas dûlaisser parler Pauline devant ce dernier, il se rendait responsable de l'indiscrétion<strong>com</strong>mise.- Pourquoi avez-vous raconté ça ? murmura-t-il enfin d'une voix douloureuse. C'esttrès mal.- Moi! répondit Liénard, mais je ne l'ai dit qu'à une ou deux personnes, en exigeant lesecret... Est-ce qu'on sait <strong>com</strong>ment les choses se répandent !Lorsque Deloche se décida à boire un verre d'eau, toute la table éclata encore. Onfinissait, les employés, renversés sur leurs chaises, attendaient le coup de cloche,s'interpellant de loin dans l'abandon du repas. <strong>Au</strong> grand <strong>com</strong>ptoir central, on avaitdemandé peu de suppléments, d'autant plus que, ce jour-là, c'était la maison quipayait le café. Les tasses fumaient, <strong>des</strong> visages en sueur luisaient sous les vapeurslégères, flottantes <strong>com</strong>me <strong>des</strong> nuées bleues de cigarettes. <strong>Au</strong>x fenêtres, les storestombaient, immobiles, sans un battement. Un d'eux remonta, une nappe de soleiltraversa la salle, incendia le plafond. Le brouhaha <strong>des</strong> voix battait les murs d'un telbruit, que le coup de cloche ne fut d'abord entendu que <strong>des</strong> tables voisines de laporte. On se leva, la débandade de la sortie emplit longuement les corridors.Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper aux mots d'esprit quicontinuaient. Baugé sortit même avant lui ; et Baugé d'habitude quittait la salle ledernier, faisait un détour et rencontrait Pauline, au moment où celle-ci se rendait auréfectoire <strong>des</strong> dames : c'était une manoeuvre arrêtée entre eux, la seule manière <strong>des</strong>e voir une minute, durant les heures de travail. Mais, ce jour-là, <strong>com</strong>me ils sebaisaient à pleine bouche, dans un angle du corridor, Denise qui montait égalementdéjeuner, les surprit. Elle marchait d'un pas difficile, à cause de son pied.- Oh! ma chère, balbutia Pauline très rouge, ne dites rien, n'est-ce pas ?Baugé, avec ses gros membres, sa carrure de géant, tremblait ainsi qu'un petitgarçon. Il murmura :- C'est qu'ils nous flanqueraient très bien dehors... Notre mariage a beau êtreannoncé, ils ne <strong>com</strong>prennent pas qu'on s'embrasse, ces animaux-là !Denise, toute remuée, affecta de ne pas les avoir vus. Et Baugé se sauvait, lorsqueDeloche, qui prenait le plus long, parut à son tour. Il voulut s'excuser, il balbutia <strong>des</strong>phrases que Denise ne saisit pas d'abord. Puis, <strong>com</strong>me il reprochait à Pauline d'avoirparlé devant Liénard, et que celle-ci demeurait embarrassée, la jeune fille eut enfinl'explication <strong>des</strong> mots qu'on chuchotait derrière elle, depuis le matin. C'était l'histoirede la lettre qui circulait. Elle fut reprise du frisson dont cette lettre l'avait secouée, ellese voyait déshabillée par tous les hommes.- Moi, je ne savais pas, répétait Pauline. D'ailleurs, il n'y a rien là-dedans de vilain...On laisse causer, ils ragent tous, pardi !159
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pair, il couchait au magasin, où i
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père tuerait sans cela. Alors, com
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commissionnaire ; mais chez qui la
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