avoir poussé son mari au poste de premier caissier, était parvenue à obtenir unecaisse de détail pour son fils, un grand garçon pâle et vicieux, qui ne pouvait resternulle part et qui lui donnait les plus vives inquiétu<strong>des</strong>. Mais, devant le jeune homme,Mouret s'effaça : il répugnait à <strong>com</strong>promettre sa grâce dans un métier de gendarme, ilgardait par goût et par tactique son rôle de dieu aimable. Légèrement du coude, iltoucha Bourdoncle, l'homme chiffre, qu'il chargeait d'ordinaire <strong>des</strong> exécutions.- Monsieur Albert, dit ce dernier sévèrement, vous avez encore mal pris une adresse,le paquet est revenu... C'est insupportable.Le caissier crut devoir se défendre, appela en témoignage le garçon qui avait fait lepaquet. Ce garçon, nommé Joseph, appartenait, lui aussi, à la dynastie <strong>des</strong> Lhomme,car il était le frère de lait d'Albert, et il devait sa place à l'influence de Mme <strong>Au</strong>rélie.Comme le jeune homme voulait lui faire dire que l'erreur venait de la cliente, ilbalbutiait, il tordait la barbiche qui allongeait son visage couturé, <strong>com</strong>battu entre saconscience d'ancien soldat et sa gratitude pour ses protecteurs.- Laissez donc Joseph tranquille, finit par crier Bourdoncle, et surtout ne répondez pasdavantage... Ah! vous êtes heureux que nous ayons égard aux bons services de votremère !Mais, à ce moment, Lhomme accourut. De sa caisse, située près de la porte, ilapercevait celle de son fils, qui se trouvait au rayon de la ganterie. Déjà tout blanc,alourdi par sa vie sédentaire, il avait une figure molle, effacée, <strong>com</strong>me usée au refletde l'argent qu'il <strong>com</strong>ptait sans relâche. Son bras amputé ne le gênait nullement danscette besogne, et l'on allait même par curiosité le voir vérifier la recette, tellement lesbillets et les pièces glissaient rapidement dans sa main gauche, la seule qui lui restât.Fils d'un percepteur de Chablis, il était tombé à Paris <strong>com</strong>me employé aux écritures,chez un négociant du Port-aux-Vins. Puis, demeurant rue Cuvier, il avait épousé la fillede son concierge, petit tailleur alsacien ; et, depuis ce jour, il était resté soumisdevant sa femme, dont les facultés <strong>com</strong>merciales le frappaient de respect. Elle sefaisait plus de douze mille francs aux confections, tandis que lui touchait seulementcinq mille francs d'appointements fixes. Et sa déférence pour une femme apportant detelles sommes dans le ménage, s'élargissait jusqu'à son fils, qui venait d'elle.- Quoi donc ? murmura-t-il, Albert est en faute ?Alors, selon son habitude, Mouret rentra en scène, pour jouer le rôle du bon prince.Quand Bourdonde s'était fait craindre, lui soignait sa popularité.- Une bêtise, murmura-t-il. Mon cher Lhomme, votre Albert est un étourdi qui devraitbien prendre exemple sur vous.Puis, changeant de conversation, se montrant plus aimable encore :- Et ce concert, l'autre jour?... Etiez-vous bien placé ?Une rougeur monta aux joues blanches du vieux caissier.Il n'avait que ce vice, la musique, un vice secret qu'il satisfaisait solitairement, courantles théâtres, les concerts, les auditions; malgré son bras amputé, il jouait du cor,grâce à un système ingénieux de pinces ; et, <strong>com</strong>me Mme Lhomme détestait le bruit,il enveloppait son instrument de drap, le soir, ravi quand même jusqu'à l'extase parles sons étrangement sourds qu'il en tirait. <strong>Au</strong> milieu de la débandade forcée de leurfoyer, il s'était fait dans la musique un désert. Ça et l'argent de sa caisse, il neconnaissait rien autre, en dehors de son admiration pour sa femme.- Très bien placé, répondit-il, les yeux brillants. Vous êtes trop bon, monsieur.Mouret, qui goûtait une jouissance personnelle à satisfaire les passions, donnaitparfois à Lhomme les billets que les dames patronnesses lui avaient mis sur la gorge.Et il acheva de l'enchanter, en disant :- Ah ! Beethoven, ah ! Mozart... Quelle musique !Sans attendre une réponse, il s'éloigna, il rejoignit Bourdonde, en train déjà de faire letour <strong>des</strong> rayons. Dans le hall central, une cour intérieure qu'on avait vitrée, se trouvaitla soie. Tous deux suivirent d'abord la galerie de la rue Neuve Saint-<strong>Au</strong>gustin, que leblanc occupait d'un bout à l'autre. Rien d'anormal ne les frappa, ils passèrent24
lentement au milieu <strong>des</strong> <strong>com</strong>mis respectueux. Puis, ils tournèrent dans la rouennerieet la bonneterie, où le même ordre régnait. Mais, aux lainages, le long de la galeriequi revenait perpendiculairement à la rue de la Michodière, Bourdonde reprit son rôlede grand exécuteur, en apercevant un jeune homme assis sur un <strong>com</strong>ptoir, l'air brisépar une nuit blanche ; et ce jeune homme, nommé Liénard, fils d'un riche marchandde nouveautés d'Angers, courba le front sous la réprimande, ayant la seule peur, danssa vie de paresse, d'insouciance et de plaisir, d'être rappelé en province par son père.Dès lors, les observations tombèrent dru <strong>com</strong>me grêle, la galerie de la rue de laMichodière reçut l'orage: à la draperie, un vendeur au pair, de ceux qui débutaient etqui couchaient dans leurs rayons, était rentré après onze heures; à la mercerie, lesecond venait de se laisser prendre au fond du sous-sol, achevant une cigarette. Et cefut surtout à la ganterie que la tempête éclata, sur la tête d'un <strong>des</strong> rares Parisiens dela maison, le joli Mignot, ainsi qu'on l'appelait, bâtard déclassé d'une maîtresse deharpe: son crime était d'avoir fait un scandale au réfectoire, en se plaignant de lanourriture. Comme il y avait trois tables, une à neuf heures et demie, l'autre à dixheures et demie, et l'autre à onze heures et demie, il voulut expliquer qu'étant de latroisième table, il avait toujours <strong>des</strong> fonds de sauce, <strong>des</strong> portions rognées.- Comment la nourriture n'est pas bonne ? demanda d'un air naïf Mouret, ouvrantenfin la bouche.Il ne donnait qu'un franc cinquante par jour et par homme au chef, un terrible<strong>Au</strong>vergnat, lequel trouvait encore moyen d'emplir ses poches; et la nourriture étaitréellement exécrable.Mais Bourdonde haussa les épaules: un chef qui avait quatre cents déjeuners et quatrecents dîners à servir, même en trois séries, ne pouvait guère s'attarder auxraffinements de son art.- N'importe, reprit le patron bonhomme, je veux que tous nos employés aient unenourriture saine et abondante... Je parlerai au chef.Et la réclamation de Mignot fut enterrée. Alors, revenus à leur point de départ, deboutprès de la porte, au milieu <strong>des</strong> parapluies et <strong>des</strong> cravates, Mouret et Bourdondereçurent le rapport d'un <strong>des</strong> quatre inspecteurs, chargés de la surveillance dumagasin. Le père Jouve, un ancien capitaine, décoré à Constantine, encore bel hommeavec son grand nez sensuel et sa calvitie majestueuse, leur signala un vendeur qui,sur une simple remontrance de sa part, l'avait traité de "vieux ramolli"; et le vendeurfut immédiatement congédié.Cependant, le magasin restait vide de clientes. Seules, les ménagères du quartiertraversaient les galeries désertes. A la porte, l'inspecteur qui pointait l'arrivée <strong>des</strong>employés, venait de refermer son registre et inscrivait à part les retardataires.C'était le moment où les vendeurs s'installaient dans leurs rayons, que les garçonsavaient balayés et époussetés dès cinq heures. Chacun casait son chapeau et son par<strong>des</strong>sus,en étouffant un bâillement, la mine blanche encore de sommeil. Les unséchangeaient <strong>des</strong> mots, regardaient en l'air, semblaient se dérouiller pour unenouvelle journée de travail; d'autres, sans se presser, retiraient les serges vertes,dont ils avaient, la veille au soir, couvert les marchandises, après les avoir repliées; etles piles d'étoffes apparaissaient, rangées symétriquement, tout le magasin étaitpropre et en ordre, d'un éclat tranquille dans la gaieté matinale, en attendant que labousculade de la vente l'ait une fois de plus obstrué et <strong>com</strong>me rétréci d'une débâclede toile, de drap, de soie, et de dentelle.Sous la lumière vive du hall central, au <strong>com</strong>ptoir <strong>des</strong> soieries, deux jeunes genscausaient à voix basse. L'un, petit et charmant, les reins soli<strong>des</strong>, la peau rose,cherchait à marier <strong>des</strong> couleurs de soie, pour un étalage intérieur. Il se nommaitHutin, était le fils d'un cafetier d'Yvetot, et avait su, en dix-huit mois, devenir un <strong>des</strong>premiers vendeurs, par une souplesse de nature, une continuelle caresse de flatterie,qui cachait un appétit furieux, mangeant tout, dévorant le monde, même sans faim,pour le plaisir.25
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- Je sais, je sais, madame, répét
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