oubliait qu'il était de l'établissement, il félicitait aussi son patron, afin de lui faireoublier ses doutes et ses préoccupations inquiètes du matin.- Oui, oui, ça marche assez bien, je suis content, répétait Mouret radieux, répondantpar un sourire aux tendres regards d'Henriette. Mais il ne faut pas que je vousdérange, mesdames.Alors, tous les yeux revinrent sur Denise. Elle s'abandonnait aux mains de Marguerite,qui la faisait tourner lentement.- Hein ? qu'en pensez-vous ? demanda Mme Marty à Mme Desforges.Cette dernière décidait, en arbitre suprême de la mode.- Il n'est pas mal, et de coupe originale... Seulement, il me semble peu gracieux de lataille.- Oh ! intervint Mme <strong>Au</strong>rélie, il faudrait le voir sur madame elle-même... Vous<strong>com</strong>prenez, il ne fait aucun effet sur mademoiselle, qui n'est guère étoffée...Redressez-vous donc, mademoiselle, donnez-lui toute son importance.On sourit. Denise était devenue très pâle. Une honte la prenait, d'être ainsi changéeen une machine qu'on examinait et dont on plaisantait librement. Mme Desforges,cédant à une antipathie de nature contraire, agacée par le visage doux de la jeunefille, ajouta méchamment :- Sans doute, il irait mieux si la robe de mademoiselle était moins large.Et elle jetait à Mouret le regard moqueur d'une Parisienne, que l'attifement ridiculed'une provinciale égayait. Celui-ci sentit la caresse amoureuse de ce coup d'oeil, letriomphe de la femme heureuse de sa beauté et de son art. <strong>Au</strong>ssi, par gratituded'homme adoré, crut-il devoir railler à son tour, malgré la bienveillance qu'il éprouvaitpour Denise, dont sa nature galante subissait le charme secret.- Puis, il faudrait être peignée, murmura-t-il.Ce fut le <strong>com</strong>ble. Le directeur daignait rire, toutes ces demoiselles éclatèrent.Marguerite risqua un léger gloussement de fille distinguée qui se retient ; Clara avaitlâché une vente, pour se faire du bon sang à son aise ; même <strong>des</strong> vendeuses de lalingerie étaient venues, attirées par la rumeur. Quant à ces dames, elles s'amusaientplus discrètement, d'un air d'intelligence mondaine ; tandis que, seul, le profil impérialde Mme <strong>Au</strong>rélie ne riait pas, <strong>com</strong>me si les beaux cheveux sauvages et les finesépaules virginales de la débutante l'eussent déshonorée, dans la bonne tenue de sonrayon. Denise avait encore pâli, au milieu de tout ce monde qui se moquait. Elle sesentait violentée, mise à nu, sans défense. Quelle était donc sa faute, pour qu'ons'attaquât de la sorte à sa taille trop mince, à son chignon trop lourd ? Mais ellesouffrait surtout du rire de Mouret et de Mme Desforges, avertie par un instinct de leurentente, le coeur défaillant d'une douleur inconnue ; cette dame était bien mauvaise,de s'en prendre ainsi à une pauvre fille qui ne disait rien ; et lui, décidément, la glaçaitd'une peur où tous ses autres sentiments sombraient, sans qu'elle pût les analyser.Alors, dans son abandon de paria, atteinte à ses plus intimes pudeurs de femme etrévoltée contre l'injustice, elle étrangla les sanglots qui lui montaient à la gorge.- N'est-ce pas ? Qu'elle se peigne demain, c'est inconvenant, répétait à Mme <strong>Au</strong>rélie leterrible Bourdonde, qui dès l'arrivée avait condamné Denise, plein de mépris pour sespetits membres.Et la première vint enfin enlever le manteau <strong>des</strong> épaules de celle-ci, en lui disant toutbas :- Eh bien! mademoiselle, voilà un joli début. Vraiment, si vous avez voulu montrer cedont vous êtes capable... On n'est pas plus sotte.Denise, de peur que les larmes ne lui jaillissent <strong>des</strong> yeux, se hâta de retourner au tasde vêtements qu'elle transportait et qu'elle classait sur un <strong>com</strong>ptoir. Là, au moins, elleétait perdue dans la foule, la fatigue l'empêchait de penser. Mais elle sentit près d'ellela vendeuse de la lingerie, qui, le matin déjà, avait pris sa défense. Cette dernièrevenait de suivre la scène, elle lui murmurait à l'oreille :62
- Ma pauvre fille, ne soyez donc pas si sensible. Renfoncez ça, autrement on vous enfera bien d'autres... Moi qui vous parle, je suis de Chartres. Oui, parfaitement, PaulineCugnot ; et mes parents sont meuniers, là-bas... Eh bien ! on m'aurait mangée, lespremiers jours, si je ne m'étais pas mise en travers...Allons, du courage ! donnez-moi la main, nous causerons gentiment, quand vousvoudrez.Cette main qui se tendait, redoubla le trouble de Denise.Elle la serra furtivement, elle se hâta d'enlever une lourde charge de paletots,craignant encore de mal faire et d'être grondée, si on lui savait une amie.Cependant, Mme <strong>Au</strong>rélie elle-même venait de poser le manteau sur les épaules deMme Marty, et l'on se récriait : Oh ! très bien ! ravissant! tout de suite, ça prenait unetournure. Mme Desforges déclara qu'on ne trouverait pas mieux. Il y eut <strong>des</strong> saluts,Mouret prit congé, tandis que Vallagnosc, qui avait aperçu aux dentelles Mme deBoves et sa fille, se hâta d'aller offrir son bras à la mère. Déjà Marguerite, deboutdevant une <strong>des</strong> caisses de l'entresol, appelait les divers achats de Mme Marty, quipaya et qui donna l'ordre de porter le paquet dans sa voiture. Mme Desforges avaitretrouvé tous ses articles à la caisse 10. Puis, ces dames se rencontrèrent une foisencore dans le salon oriental. Elles partaient, mais ce fut au milieu d'une crise bavarded'admiration. Mme Guibal elle-même s'exaltait.- Oh ! délicieux !... On se dirait là-bas!- N'est-ce pas, un vrai harem? Et pas cher!- Les Smyrne, ah ! les Smyrne ! quels tons, quelle finesse !- Et ce Kurdistan, voyez donc ! un Delacroix !Lentement, la foule diminuait. Des volées de cloche, à une heure d'intervalle, avaientdéjà sonné les deux premières tables du soir; la troisième allait être servie, et dans lesrayons, peu à peu déserts, il ne restait que <strong>des</strong> clientes attardées, à qui leur rage dedépense faisait oublier l'heure. Du dehors ne venaient plus que les roulements <strong>des</strong>derniers fiacres, au milieu de la voix empâtée de Paris, un ronflement d'ogre repu,digérant les toiles et les draps, les soies et les dentelles, dont on le gavait depuis lematin. A l'intérieur, sous le flamboiement <strong>des</strong> becs de gaz, qui, brûlant dans lecrépuscule, avaient éclairé les secousses suprêmes de la vente, c'était <strong>com</strong>me unchamp de bataille encore chaud du massacre <strong>des</strong> tissus. Les vendeurs, harassés defatigue, campaient parmi la débâcle de leurs casiers et de leurs <strong>com</strong>ptoirs, queparaissait avoir saccagés le souffle furieux d'un ouragan. On longeait avec peine lesgaleries du rez-de-chaussée, obstruées par la débandade <strong>des</strong> chaises; il fallaitenjamber, à la ganterie, une barricade de cartons, entassés autour de Mignot; auxlainages, on ne passait plus du tout, Liénard sommeillait au-<strong>des</strong>sus d'une mer depièces, où <strong>des</strong> piles restées debout, à moitié détruites, semblaient <strong>des</strong> maisons dontun fleuve débordé charrie les ruines; et, plus loin, le blanc avait neigé à terre, onbutait contre <strong>des</strong> banquises de serviettes, on marchait sur les flocons légers <strong>des</strong>mouchoirs. Mêmes ravages en haut, dans les rayons de l'entresol: les fourruresjonchaient les parquets, les confections s'amoncelaient <strong>com</strong>me <strong>des</strong> capotes de soldatsmis hors de <strong>com</strong>bat, les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au hasard,faisaient songer à un peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le désordred'un coup de désir; tandis que, en bas, au fond de la maison, le service du départ, enpleine activité, dégorgeait toujours les paquets dont il éclatait et qu'emportaient lesvoitures, dernier branle de la machine surchauffée. Mais, à la soie surtout, les clientess'étaient ruées en masse ;là, elles avaient fait place nette ; on y passait librement, lehall restait nu, tout le colossal approvisionnement du Paris-<strong>Bonheur</strong> venait d'êtredéchiqueté, balayé, <strong>com</strong>me sous un vol de sauterelles dévorantes. Et, au milieu de cevide, Hutin et Favier feuilletaient leurs cahiers de débit, calculaient leur tant pour cent,essoufflés de la lutte. Favier s'était fait quinze francs, Hutin n'avait pu arriver qu'àtreize, battu ce jour-là, enragé de sa mauvaise chance. Leurs yeux s'allumaient de la63
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Le cas lui semblait impossible, cet
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s'expliquait avec des gestes exasp
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avaient déjà battu le quartier, l
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- Mon Dieu ! oui, j'ai voulu me ren
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elle se remettait en marche, il lui
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faire un scandale... Que diable ! t
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