- Moi, j'ai mon <strong>com</strong>pte... Mais je le tiens tout de même et je ne le lâche pas. Il aencore perdu en appel. Ah ! ça m'a coûté bon : près de deux ans de procès, et lesavoués, et les avocats !N'importe, il ne passera pas sous ma boutique, les juges ont décidé qu'un tel travailn'avait point le caractère d'une réparation motivée. Quand on pense qu'il parlait decréer, là-<strong>des</strong>sous, un salon de lumières, pour juger la couleur <strong>des</strong> étoffes au gaz, unepièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à la draperie ! Et il ne dérange plus, ilne peut avaler qu'un vieux démoli de mon espèce lui barre la route, quand tout lemonde est à genoux devant son argent... Jamais ! je ne veux pas ! c'est bien entendu.Possible que je reste sur le carreau. Depuis que j'ai à me battre contre les huissiers, jesais que le gredin recherche mes créances, histoire sans doute de me jouer un vilaintour. Ça ne fait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours; tonnerre de Dieu !même lorsque je serai cloué entre quatre planches, <strong>com</strong>me la petite qui s'en va, làbas.Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plus vite, on entenditl'essoufflement du monde, la hâte inconsciente du cortège, pressé d'en finir. Ce queBourras ne disait pas nettement, c'était la misère noire où il était tombé, la têteperdue dans les tracas du petit boutiquier qui sombre et qui s'entête pour durer, sousla grêle <strong>des</strong> protêts. Denise, au courant de sa situation, rompit enfin le silence, enmurmurant d'une voix de prière :- Monsieur Bourras, ne faites pas le méchant davantage...Laissez-moi arranger les choses.Il l'interrompit d'un geste violent.- Taisez-vous, ça ne regarde personne... Vous êtes une bonne petite fille, je sais quevous lui rendez la vie dure, à cet homme qui vous croyait à vendre <strong>com</strong>me mamaison. Mais que répondriez-vous, si je vous conseillais de dire oui ? Hein ? vousm'enverriez coucher... Eh bien ! lorsque je dis non, ne mettez pas votre nez làdedans.Et, la voiture s'étant arrêtée à la route du cimetière, il <strong>des</strong>cendit avec la jeune fille. Lecaveau <strong>des</strong> Baudu se trouvait dans la première allée, à gauche. En quelques minutes,la cérémonie fut terminée. Jean avait écarté l'oncle, qui regardait le trou d'un airbéant. La queue du cortège se répandait parmi les tombes voisines, tous les visagesde ces boutiquiers, appauvris de sang au fond de leurs rez-de-chaussée malsains,prenaient une laideur souffrante, sous le ciel couleur de boue. Quand le cercueil rouladoucement, <strong>des</strong> joues éraflées de couperose pâlirent, <strong>des</strong> nez s'abaissèrent pincésd'anémie, <strong>des</strong> paupières jaunes de bile, meurtries par les chiffres, se détournèrent.- Nous devrions tous nous coller dans ce trou, dit Bourras à Denise, qui était restéeprès de lui. Cette petite, c'est le quartier qu'on enterre... Oh! je me <strong>com</strong>prends,l'ancien <strong>com</strong>merce peut aller rejoindre ces roses blanches qu'on jette avec elle.Denise ramena son oncle et son frère, dans une voiture de deuil. La journée fut pourelle d'une tristesse noire. D'abord, elle <strong>com</strong>mençait à s'inquiéter de la pâleur de Jean ;et, quand elle eut <strong>com</strong>pris qu'il s'agissait d'une nouvelle histoire de femme, elle voulutle faire taire, en lui ouvrant sa bourse ; mais il secouait la tête, il refusait, c'étaitsérieux cette fois, la nièce d'un pâtissier très riche, qui n'acceptait pas même <strong>des</strong>bouquets de violettes. Ensuite, l'après-midi, lorsque Denise alla chercher Pépé chezMme Gras, celle-ci lui déclara qu'il devenait trop grand pour qu'elle le gardâtdavantage ; encore un tracas, il faudrait trouver un collège, éloigner l'enfant peutêtre.Et elle eut enfin, en menant Pépé embrasser les Baudu, l'âme déchirée par ladouleur morne du Vieil Elbeuf. La boutique était fermée, l'oncle et la tante se tenaientau fond de la petite salle, dont ils oubliaient d'allumer le gaz, malgré l'obscurité<strong>com</strong>plète de cette journée d'hiver. Il n'y avait plus qu'eux, ils demeuraient face à face,dans la maison vidée lentement par la ruine ; et la mort de leur fille creusaitdavantage les coins de ténèbres, était <strong>com</strong>me le craquement suprême qui allait fairese rompre les vieilles poutres mangées d'humidité. Sous cet écrasement, l'oncle, sans202
pouvoir s'arrêter, marchait toujours autour de la table, de son pas du convoi, aveugleet muet ; tandis que la tante ne disait rien non plus, tombée sur une chaise, avec laface blanche d'une blessée, dont le sang s'épuisait goutte à goutte. Ils ne pleurèrentmême pas, lorsque Pépé mit de gros baisers sur leurs joues froi<strong>des</strong>. Denise étouffaitde larmes.Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fille, pour causer d'un vêtementd'enfant qu'il voulait lancer, un mélange d'écossais et de zouave. Et, toute frémissantede pitié, révoltée de tant de souffrances, elle ne put se contenir; elle osa d'abordparler de Bourras, de ce pauvre homme à terre qu'on allait égorger. Mais, au nom dumarchand de parapluies, Mouret s'emporta. Le vieux toqué, <strong>com</strong>me il l'appelait,désolait sa vie, gâtait son triomphe, par son entêtement idiot à ne pas céder samaison, cette ignoble masure dont les plâtres salissaient le <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, leseul petit coin du vaste pâté échappé à la conquête. L'affaire tournait au cauchemar ;tout autre que la jeune fille, parlant en faveur de Bourras, aurait risqué d'être jetédehors, tellement Mouret était torturé du besoin maladif d'abattre la masure à coupsde pied Enfin, que voulait-on qu'il fit ? Pouvait-il laisser ce tas de dé<strong>com</strong>bres au flancdu <strong>Bonheur</strong> ? Il fallait bien qu'il disparût, le magasin devait passer. Tant pis pour levieux fou ! Et il rappelait ses offres, il lui avait proposé jusqu'à cent mille francs.N'était-ce pas raisonnable? Certes, il ne marchandait pas, il donnait l'argent qu'onexigeait ; mais, au moins, qu'on eût un peu d'intelligence, qu'on le laissât finir sonoeuvre ! Est-ce qu'on se mêlait d'arrêter les lo<strong>com</strong>otives, sur les chemins de fer ? Ellel'écoutait, les yeux baissés, ne trouvant que <strong>des</strong> raisons de sentiment. Le bonhommeétait si vieux, on aurait pu attendre sa mort, une faillite le tuerait. Alors, il déclara qu'iln'était même plus le maître d'empêcher les choses, Bourdoncle s'en occupait, car leconseil avait résolu d'en finir. Elle n'eut rien à ajouter, malgré l'apitoiementdouloureux de ses tendresses.Après un silence pénible, ce fut Mouret lui-même qui parla <strong>des</strong> Baudu. Il <strong>com</strong>mençapar les plaindre beaucoup de la perte de leur fille. C'étaient de très bonnes gens, trèshonnêtes, et sur lesquels la mauvaise chance s'acharnait. Puis, il reprit ses arguments: au fond, ils avaient voulu leur malheur, on ne s'obstinait pas de la sorte dans labaraque vermoulue de l'ancien <strong>com</strong>merce ; rien d'étonnant à ce que la maison leurtombât sur la tête. Vingt fois, il l'avait prédit ; même elle devait se souvenir qu'ill'avait chargée d'avertir son oncle d'un désastre fatal, si ce dernier s'attardait dans <strong>des</strong>vieilleries ridicules. Et la catastrophe était venue, personne au monde ne l'empêcheraitmaintenant. On ne pouvait raisonnablement exiger qu'il se ruinât, afin d'épargner lequartier. Du reste, s'il avait eu la folie de fermer le <strong>Bonheur</strong>, un autre grand magasinaurait poussé de lui-même à côté, car l'idée soufflait <strong>des</strong> quatre points du ciel, letriomphe <strong>des</strong> cités ouvrières et industrielles était semé par le coup de vent du siècle,qui emportait l'édifice croulant <strong>des</strong> vieux âges. Peu à peu, Mouret s'échauffait, trouvaitune émotion éloquente pour se défendre contre la haine de ses victimes involontaires,la clameur <strong>des</strong> petites boutiques moribon<strong>des</strong>, qu'il entendait monter autour de lui. Onne gardait pas ses morts, il fallait bien les enterrer ; et, d'un geste, il envoyait dans laterre, il balayait et jetait à la fosse <strong>com</strong>mune le cadavre de l'antique négoce, dont lesrestes verdis et empestés devenaient la honte <strong>des</strong> rues ensoleillées du nouveau Paris.Non, non, il n'avait aucun remords, il faisait simplement la besogne de son âge, et ellele savait bien, elle qui aimait la vie, qui avait la passion <strong>des</strong> affaires larges, concluesau plein jour de la publicité. Réduite au silence, elle l'écouta longtemps, elle se retira,l'âme pleine de trouble.Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée de cauchemars, laretournait sous la couverture. Il lui semblait qu'elle était toute petite, et elle éclatait enlarmes, au fond de leur jardin de Valognes, en voyant les fauvettes manger lesaraignées, qui elles-mêmes mangeaient les mouches.Etait-ce donc vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte pour lavie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de l'éternelle <strong>des</strong>truction ? Ensuite, elle203
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en guirlandes; puis, c'était, à p
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lentement au milieu des commis resp
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la reconnut, occupée à débarrass
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- Ma pauvre fille, ne soyez donc pa
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gentil, chez lequel elle passait to
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descendirent à Joinville, passère
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pair, il couchait au magasin, où i
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père tuerait sans cela. Alors, com
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Mais ce qui parut toucher ces messi
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argent. - Vous savez que ces messie
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Jean recommençait :- Le mari qui a
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commissionnaire ; mais chez qui la
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avait calculé juste : toutes les m
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