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Au Bonheur des Dames Emile ZOLA - livrefrance.com

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pouvoir s'arrêter, marchait toujours autour de la table, de son pas du convoi, aveugleet muet ; tandis que la tante ne disait rien non plus, tombée sur une chaise, avec laface blanche d'une blessée, dont le sang s'épuisait goutte à goutte. Ils ne pleurèrentmême pas, lorsque Pépé mit de gros baisers sur leurs joues froi<strong>des</strong>. Denise étouffaitde larmes.Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fille, pour causer d'un vêtementd'enfant qu'il voulait lancer, un mélange d'écossais et de zouave. Et, toute frémissantede pitié, révoltée de tant de souffrances, elle ne put se contenir; elle osa d'abordparler de Bourras, de ce pauvre homme à terre qu'on allait égorger. Mais, au nom dumarchand de parapluies, Mouret s'emporta. Le vieux toqué, <strong>com</strong>me il l'appelait,désolait sa vie, gâtait son triomphe, par son entêtement idiot à ne pas céder samaison, cette ignoble masure dont les plâtres salissaient le <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, leseul petit coin du vaste pâté échappé à la conquête. L'affaire tournait au cauchemar ;tout autre que la jeune fille, parlant en faveur de Bourras, aurait risqué d'être jetédehors, tellement Mouret était torturé du besoin maladif d'abattre la masure à coupsde pied Enfin, que voulait-on qu'il fit ? Pouvait-il laisser ce tas de dé<strong>com</strong>bres au flancdu <strong>Bonheur</strong> ? Il fallait bien qu'il disparût, le magasin devait passer. Tant pis pour levieux fou ! Et il rappelait ses offres, il lui avait proposé jusqu'à cent mille francs.N'était-ce pas raisonnable? Certes, il ne marchandait pas, il donnait l'argent qu'onexigeait ; mais, au moins, qu'on eût un peu d'intelligence, qu'on le laissât finir sonoeuvre ! Est-ce qu'on se mêlait d'arrêter les lo<strong>com</strong>otives, sur les chemins de fer ? Ellel'écoutait, les yeux baissés, ne trouvant que <strong>des</strong> raisons de sentiment. Le bonhommeétait si vieux, on aurait pu attendre sa mort, une faillite le tuerait. Alors, il déclara qu'iln'était même plus le maître d'empêcher les choses, Bourdoncle s'en occupait, car leconseil avait résolu d'en finir. Elle n'eut rien à ajouter, malgré l'apitoiementdouloureux de ses tendresses.Après un silence pénible, ce fut Mouret lui-même qui parla <strong>des</strong> Baudu. Il <strong>com</strong>mençapar les plaindre beaucoup de la perte de leur fille. C'étaient de très bonnes gens, trèshonnêtes, et sur lesquels la mauvaise chance s'acharnait. Puis, il reprit ses arguments: au fond, ils avaient voulu leur malheur, on ne s'obstinait pas de la sorte dans labaraque vermoulue de l'ancien <strong>com</strong>merce ; rien d'étonnant à ce que la maison leurtombât sur la tête. Vingt fois, il l'avait prédit ; même elle devait se souvenir qu'ill'avait chargée d'avertir son oncle d'un désastre fatal, si ce dernier s'attardait dans <strong>des</strong>vieilleries ridicules. Et la catastrophe était venue, personne au monde ne l'empêcheraitmaintenant. On ne pouvait raisonnablement exiger qu'il se ruinât, afin d'épargner lequartier. Du reste, s'il avait eu la folie de fermer le <strong>Bonheur</strong>, un autre grand magasinaurait poussé de lui-même à côté, car l'idée soufflait <strong>des</strong> quatre points du ciel, letriomphe <strong>des</strong> cités ouvrières et industrielles était semé par le coup de vent du siècle,qui emportait l'édifice croulant <strong>des</strong> vieux âges. Peu à peu, Mouret s'échauffait, trouvaitune émotion éloquente pour se défendre contre la haine de ses victimes involontaires,la clameur <strong>des</strong> petites boutiques moribon<strong>des</strong>, qu'il entendait monter autour de lui. Onne gardait pas ses morts, il fallait bien les enterrer ; et, d'un geste, il envoyait dans laterre, il balayait et jetait à la fosse <strong>com</strong>mune le cadavre de l'antique négoce, dont lesrestes verdis et empestés devenaient la honte <strong>des</strong> rues ensoleillées du nouveau Paris.Non, non, il n'avait aucun remords, il faisait simplement la besogne de son âge, et ellele savait bien, elle qui aimait la vie, qui avait la passion <strong>des</strong> affaires larges, concluesau plein jour de la publicité. Réduite au silence, elle l'écouta longtemps, elle se retira,l'âme pleine de trouble.Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée de cauchemars, laretournait sous la couverture. Il lui semblait qu'elle était toute petite, et elle éclatait enlarmes, au fond de leur jardin de Valognes, en voyant les fauvettes manger lesaraignées, qui elles-mêmes mangeaient les mouches.Etait-ce donc vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte pour lavie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de l'éternelle <strong>des</strong>truction ? Ensuite, elle203

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