Denise <strong>des</strong>cendait toujours sans répondre, sans tourner la tête. Pourtant, lorsqu'ellepassa devant la salle à manger <strong>des</strong> chefs de <strong>com</strong>ptoir et <strong>des</strong> seconds, elle ne puts'empêcher d'y jeter un coup d'oeil. Robineau était là, en effet. Elle tâcherait de luiparler, l'après-midi; et elle continua de suivre le corridor, pour se rendre à sa table,qui se trouvait à l'autre bout.Les femmes mangeaient à part, dans deux salles réservées.Denise entra dans la première. C'était également une ancienne cave, transformée enréfectoire; mais on l'avait aménagée avec plus de confort. Sur la table ovale, placéeau milieu, les quinze couverts s'espaçaient davantage, et le vin était dans <strong>des</strong> carafes;un plat de raie et un plat de boeuf à la sauce piquante tenaient les deux bouts. Desgarçons en tablier blanc servaient ces dames, ce qui évitait à celles-ci le désagrémentde prendre elles mêmes leurs portions au guichet. La direction avait trouvé cela plusdécent.- Vous avez donc fait le tour ? demanda Pauline, assise déjà et se coupant du pain.- Oui, répondit Denise en rougissant, j'ac<strong>com</strong>pagnais une cliente.Elle mentait. Clara poussa le coude d'une vendeuse, sa voisine. Qu'avait donc la malpeignée, ce jour-là? Elle était toute singulière. Coup sur coup, elle recevait <strong>des</strong> lettresde son amant; puis, elle courait le magasin <strong>com</strong>me une perdue, elle prétextait <strong>des</strong><strong>com</strong>missions à l'atelier, où elle n'allait seulement pas.Pour sûr, il se passait quelque histoire. Alors, Clara, tout en mangeant sa raie sansdégoût, avec une insouciance de fille nourrie autrefois de lard rance, causa d'un drameaffreux, dont le récit emplissait les journaux.- Vous avez lu, cet homme qui a guillotiné sa maîtresse d'un coup de rasoir?- Dame ! fit remarquer une petite lingère, de visage doux et délicat, il l'avait trouvéeavec un autre. C'est bien fait.Mais Pauline se récria. Comment! parce qu'on n'aimera plus un monsieur, il lui serapermis de vous trancher la gorge ! Ah ! non, par exemple! Et, s'interrompant, setournant vers le garçon de service:- Pierre, je ne puis pas avaler le boeuf, vous savez... Dites donc qu'on me fasse unpetit supplément, une omelette, hein !et moelleuse, s'il est possible !Pour attendre, <strong>com</strong>me elle avait toujours <strong>des</strong> gourmandises dans les poches, elle ensortit <strong>des</strong> pastilles de chocolat, qu'elle se mit à croquer avec son pain.- Certainement, ce n'est pas drôle, un homme pareil, reprit Clara. Et il y en a <strong>des</strong>jaloux! L'autre jour encore, c'était un ouvrier qui jetait sa femme dans un puits !Elle ne quittait pas Denise <strong>des</strong> yeux, elle crut avoir deviné, en la voyant pâlir.Évidemment, cette sainte nitouche tremblait d'être giflée par son amoureux, qu'elledevait tromper.Ce serait drôle, s'il la relançait jusque dans le magasin, <strong>com</strong>me elle semblait lecraindre. Mais la conversation tournait, une vendeuse donnait une recette pourdétacher le velours. On parla ensuite d'une pièce de la Gaieté, où <strong>des</strong> amours depetites filles dansaient mieux que <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> personnes. Pauline, attristée un instantpar la vue de son omelette qui était trop cuite, reprenait sa gaieté, en ne la trouvantpas trop mauvaise.- Passez-moi donc le vin, dit-elle à Denise. Vous devriez vous <strong>com</strong>mander uneomelette.- Oh ! le boeuf me suffit, répondit la jeune fille, qui, pour ne rien dépenser, s'en tenaità la nourriture de la maison, si répugnante qu'elle fût.Lorsque le garçon apporta le riz au gratin, ces demoiselles protestèrent. Elles l'avaientlaissé, la semaine d'auparavant, et elles espéraient qu'il ne reparaîtrait plus. Denise,distraite, troublée au sujet de Jean par les histoires de Clara, fut la seule à en manger; et toutes la regardaient, d'un air de dégoût. Il y eut une débauche de suppléments,elles s'emplirent de confiture. C'était du reste une élégance, il fallait se nourrir sur son92
argent. - Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingère délicate, et que ladirection a promis...On l'interrompit avec <strong>des</strong> rires, on ne causa plus que de la direction. Toutes prenaientdu café, sauf Denise, qui ne pouvait le supporter, disait-elle. Et elles s'attardèrentdevant leurs tasses, les lingères en laine, d'une simplicité de petites bourgeoises, lesconfectionneuses en soie, la serviette au menton pour ne pas attraper de taches,pareilles à <strong>des</strong> dames qui seraient <strong>des</strong>cendues manger à l'office, avec leurs femmes dechambre. On avait ouvert le châssis vitré du soupirail, afin de changer l'air étouffant etempesté ; mais il fallut le refermer tout de suite, les roues <strong>des</strong> fiacres semblaientpasser sur la table.- Chut ! souffla Pauline, voici cette vieille bête !C'était l'inspecteur Jouve. Il rôdait ainsi volontiers, vers la fin <strong>des</strong> repas, du côté deces demoiselles. D'ailleurs, il avait la surveillance de leurs salles. Les yeux souriants, ilentrait, faisait le tour de la table ; quelquefois même, il causait, voulait savoir si ellesavaient déjeuné de bon appétit. Mais, <strong>com</strong>me il les inquiétait et les ennuyait, toutes sehâtaient de fuir. Bien que la cloche n'eût pas sonné, Clara disparut la première;d'autres la suivirent. Il ne resta bientôt plus que Denise et Pauline. Celle-ci, aprèsavoir bu son café, achevait ses pastilles de chocolat.- Tiens ! dit-elle en se levant, je vais envoyer un garçon me chercher <strong>des</strong> oranges...Venez-vous ?- Tout à l'heure, répondit Denise, qui mordillait une croûte, résolue à demeurer ladernière, de façon à pouvoir aborder Robineau, quand elle remonterait.Cependant, lorsqu'elle fut seule avec Jouve, elle ressentit un malaise ; et, contrariée,elle quitta enfin la table. Mais, en la voyant se diriger vers la porte, il lui barra lepassage :- Mademoiselle Baudu...Debout devant elle, il souriait d'un air paterne. Ses grosses moustaches grises, sescheveux taillés en brosse, lui donnaient une grande honnêteté militaire. Et il poussaiten avant sa poitrine, où s'étalait son ruban rouge.- Quoi donc, monsieur Jouve ? demanda-t-elle rassurée.- Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut, derrière les tapis. Vous savezque c'est contraire au règlement, et si je faisais mon rapport... Elle vous aime doncbien, votre amie Pauline ?Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un nez creux etrecourbé, aux appétits de taureau.- Hein? qu'avez-vous, toutes les deux, pour vous aimer <strong>com</strong>me ça ?Denise, sans <strong>com</strong>prendre, était reprise de malaise. Il s'approchait trop, il lui parlaitdans la figure.- C'est vrai, nous causions, monsieur Jouve, balbutia-t-elle, mais il n'y a pas grandmal à causer un peu... Vous êtes bien bon pour moi, merci tout de même.- Je ne devrais pas être bon, dit-il. La justice, je ne connais que ça... Seulement,quand on est si gentille...Et il s'approchait encore. Alors, elle eut tout à fait peur. Les paroles de Pauline luirevenaient à la mémoire, elle se rappelait les histoires qui couraient, <strong>des</strong> vendeusesterrorisées par le père Jouve, achetant sa bienveillance. <strong>Au</strong> magasin, d'ailleurs, il secontentait de petites privautés, claquait doucement de ses doigts enflés les joues <strong>des</strong>demoiselles <strong>com</strong>plaisantes, leur prenait les mains, puis les gardait, <strong>com</strong>me s'il lesavait oubliées dans les siennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait le taureau quedehors, lorsqu'on voulait bien accepter <strong>des</strong> tartines de beurre, chez lui, rue <strong>des</strong>Moineaux.- Laissez-moi, murmura la jeune fille en reculant.- Voyons, disait-il, vous n'allez pas faire la sauvage avec un ami qui vous ménagetoujours. Soyez aimable, venez ce soir tremper une tartine dans une tasse de thé.C'est de bon coeur.93
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