- Non, monsieur, rien encore, affirmait l'inspecteur.C'était surtout avec Deloche que Bourdoncle <strong>com</strong>ptait surprendre Denise. Un matin,lui-même les avait aperçus en train de rire dans le sous-sol. En attendant, il traitait lajeune fille de puissance à puissance, car il ne la dédaignait plus, il la sentait assezforte pour le culbuter lui-même, malgré ses dix ans de service, s'il perdait la partie.- Je vous re<strong>com</strong>mande le jeune homme <strong>des</strong> dentelles, concluait-il chaque fois. Ils sonttoujours ensemble. Si vous les pincez, appelez-moi, et je me charge du reste.Mouret, cependant, vivait dans l'angoisse. Etait-ce possible ?cet enfant le torturait à ce point! Toujours il la revoyait arrivant au <strong>Bonheur</strong>, avec sesgros souliers, sa mince robe noire, son air sauvage. Elle bégayait, tous se moquaientd'elle, lui-même l'avait trouvée laide d'abord..Laide ! et, maintenant, elle l'aurait faitmettre à genoux d'un regard, il ne l'apercevait plus que dans un rayonnement ! Puis,elle était restée la dernière de la maison, rebutée, plaisantée, traitée par lui en bêtecurieuse. Pendant <strong>des</strong> mois, il avait voulu voir <strong>com</strong>ment une fille poussait, il s'étaitamusé à cette expérience, sans <strong>com</strong>prendre qu'il y jouait son coeur. Elle, peu à peu,grandissait, devenait redoutable. Peut-être l'aimait-il depuis la première minute,même à l'époque où il ne croyait avoir que de la pitié.Et, pourtant, il ne s'était senti à elle que le soir de leur promenade, sous lesmarronniers <strong>des</strong> Tuileries. Sa vie partait de là, il entendait les rires d'un groupe defillettes, le ruissellement lointain d'un jet d'eau, tandis que, dans l'ombre chaude, ellemarchait près de lui, silencieuse. Ensuite, il ne savait plus, sa fièvre avait augmentéd'heure en heure, tout son sang, tout son être s'était donné. Une enfant pareille, étaitcepossible ?Quand elle passait à présent, le vent léger de sa robe lui paraissait si fort, qu'ilchancelait.Longtemps, il s'était révolté, et parfois encore, il s'indignait, il voulait se dégager decette possession imbécile. Qu'avait-elle donc pour le lier ainsi ? ne l'avait-il pas vuesans chaussures ?n'était-elle pas entrée presque par charité ? <strong>Au</strong> moins, s'il se fût agi d'une de cescréatures superbes qui ameutent la foule !mais cette petite fille, cette rien du tout ! Elle avait, en somme, une de ces figuresmoutonnières dont on ne dit rien. Elle ne devait même pas être d'une intelligence vive,car il se rappelait ses mauvais débuts de vendeuse. Puis, après chacune de sescolères, il y avait en lui une rechute de passion, <strong>com</strong>me une terreur sacrée d'avoirinsulté son idole. Elle apportait tout ce qu'on trouve de bon chez la femme, le courage,la gaieté, la simplicité ; et, de sa douceur, montait un charme, d'une subtilitépénétrante de parfum. On pouvait ne pas la voir, la coudoyer ainsi que la premièrevenue ; bientôt, le charme agissait avec une force lente, invincible ; on lui appartenaità jamais, si elle daignait sourire. Tout souriait alors dans son visage blanc, ses yeuxde pervenche, ses joues et son menton. troués de fossettes ; tandis que ses lourdscheveux blonds semblaient s'éclairer aussi, d'une beauté royale et conquérante. Ils'avouait vaincu, elle était intelligente <strong>com</strong>me elle était belle, son intelligence venaitdu meilleur de son être. Lorsque les autres vendeuses, chez lui, n'avaient qu'uneéducation de frottement, le vernis qui s'écaille <strong>des</strong> filles déclassées, elle, sansélégances fausses, gardait sa grâce, la saveur de son origine. Les idées <strong>com</strong>mercialesles plus larges naissaient de la pratique, sous ce front étroit, dont les lignes puresannonçaient la volonté et l'amour de l'ordre. Et il aurait joint les deux mains, pour luidemander pardon de blasphémer, dans ses heures de révolte.<strong>Au</strong>ssi pourquoi se refusait-elle avec une pareille obstination ? Vingt fois, il l'avaitsuppliée, augmentant ses offres, offrant de l'argent, beaucoup d'argent. Puis, il s'étaitdit qu'elle devait être ambitieuse, il lui avait promis de la nommer première, dès qu'unrayon serait vacant. Et elle refusait, elle refusait encore !C'était pour lui une stupeur, une lutte où son désir s'enrageait.180
Le cas lui semblait impossible, cette enfant finirait par céder, car il avait toujoursregardé la sagesse d'une femme <strong>com</strong>me une chose relative. Il ne voyait plus d'autrebut, tout disparaissait dans ce besoin : la tenir enfin chez lui, l'asseoir sur ses genoux,en la baisant aux lèvres; et, à cette vision, le sang de ses veines battait, il demeuraittremblant, bouleversé de son impuissance.Désormais, ses journées s'écoulaient dans la même obsession douloureuse. L'imagede Denise se levait avec lui. Il avait rêvé d'elle la nuit, elle le suivait devant le grandbureau de son cabinet, où il signait les traites et les mandats, de neuf à dix heures :besogne qu'il ac<strong>com</strong>plissait machinalement, sans cesser de la sentir présente, disanttoujours non de son air tranquille. Puis, à dix heures, c'était le conseil, un véritableconseil <strong>des</strong> ministres, une réunion <strong>des</strong> douze intéressés de la maison, qu'il lui fallaitprésider : on discutait les questions d'ordre intérieur, on examinait les achats, onarrêtait les étalages ; et elle était encore là, il entendait sa voix douce au milieu <strong>des</strong>chiffres, il voyait son clair sourire dans les situations financières les plus <strong>com</strong>pliquées.Après le conseil, elle l'ac<strong>com</strong>pagnait, faisait avec lui l'inspection quotidienne <strong>des</strong><strong>com</strong>ptoirs, revenait l'après-midi dans le cabinet de la direction, restait près de sonfauteuil de deux à quatre, pendant qu'il recevait toute une foule, les fabricants de laFrance entière, de hauts industriels, <strong>des</strong> banquiers, <strong>des</strong> inventeurs : va-et-vientcontinu de la richesse et de l'intelligence, danse affolée <strong>des</strong> millions, entretiens rapi<strong>des</strong>où l'on brassait les plus grosses affaires du marché de Paris. S'il l'oubliait une minuteen décidant de la ruine ou de la prospérité d'une industrie, il la retrouvait debout, à unélancement de son coeur ; sa voix expirait, il se demandait à quoi bon cette fortuneremuée, puisqu'elle ne voulait pas. Enfin, lorsque sonnaient cinq heures, il devaitsigner le courrier, le travail machinal de sa main re<strong>com</strong>mençait, pendant qu'elle sedressait plus dominatrice, le reprenant tout entier, pour le posséder à elle seule,durant les heures solitaires et ardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même journéere<strong>com</strong>mençait, ces journées si actives, si pleines d'un colossal labeur, que l'ombrefluette d'une enfant suffisait à ravager d'angoisse.Mais c'était surtout pendant son inspection quotidienne <strong>des</strong> magasins, qu'il sentait samisère. Avoir bâti cette machine géante, régner sur un pareil monde, et agoniser dedouleur, parce qu'une petite fille ne veut pas de vous ! Il se méprisait, il traînait lafièvre et la honte de son mal. Certains jours, le dégoût le prenait de sa puissance, il nelui venait que <strong>des</strong> nausées, d'un bout à l'autre <strong>des</strong> galeries. D'autres fois, il auraitvoulu étendre son empire, le faire si grand, qu'elle se serait livrée peut-être,d'admiration et de peur.D'abord, en bas, dans les sous-sols, il s'arrêtait devant la glissoire. Elle se trouvaittoujours rue Neuve-Saint-<strong>Au</strong>gustin ; mais on avait dû l'élargir, elle avait maintenantun lit de fleuve, où le continuel flot <strong>des</strong> marchandises roulait avec la voix haute <strong>des</strong>gran<strong>des</strong> eaux ; c'étaient <strong>des</strong> arrivages du monde entier, <strong>des</strong> files de camions venus detoutes les gares, un déchargement sans arrêt, un ruissellement de caisses et deballots coulant sous terre, bu par la maison insatiable. Il regardait ce torrent tomberchez lui, il songeait qu'il était un <strong>des</strong> maîtres de la fortune publique, qu'il tenait dansses mains le sort de la fabrication française, et qu'il ne pouvait acheter le baiser d'unede ses vendeuses.Puis, il passait au service de la réception, qui occupait à cette heure la partie <strong>des</strong> soussolsen bordure sur la rue Monsigny.Vingt tables s'y allongeaient, dans la clarté pâle <strong>des</strong> soupiraux ; tout un peuple de<strong>com</strong>mis s'y bousculait, vidant les caisses, vérifiant les marchandises, les marquant enchiffres connus ; et l'on entendait sans relâche le ronflement voisin de la glissoire, quidominait les voix. Des chefs de rayon l'arrêtaient, il devait résoudre <strong>des</strong> difficultés,confirmer <strong>des</strong> ordres. Ce fond de cave s'emplissait de l'éclat tendre <strong>des</strong> satins, de lablancheur <strong>des</strong> toiles, d'un déballage prodigieux où les fourrures se mêlaient auxdentelles, et les articles de Paris, aux portières d'Orient.181
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lentement au milieu des commis resp
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gentil, chez lequel elle passait to
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descendirent à Joinville, passère
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pair, il couchait au magasin, où i
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père tuerait sans cela. Alors, com
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Mais ce qui parut toucher ces messi
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argent. - Vous savez que ces messie
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Jean recommençait :- Le mari qui a
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commissionnaire ; mais chez qui la
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