Mouret était resté debout, au milieu <strong>des</strong> cinq femmes, souriant, s'intéressant à ce quiles intéressait. Il prit l'éventail, l'examina ; et il allait se prononcer, lorsque ledomestique ouvrit la porte, en disant :- Madame Marty.Une femme maigre entra, laide, ravagée de petite vérole, mise avec une élégance<strong>com</strong>pliquée. Elle était sans âge, ses trente-cinq ans en valaient quarante ou trente,selon la fièvre nerveuse qui l'animait. Un sac de cuir rouge, qu'elle n'avait pas lâché,pendait à sa main droite.- Chère madame, dit-elle à Henriette, vous m'excusez, avec mon sac... Imaginezvous,en venant vous voir, je suis entrée au <strong>Bonheur</strong>, et <strong>com</strong>me j'ai encore fait <strong>des</strong>folies, je n'ai pas voulu laisser ceci en bas, dans mon fiacre, de peur d'être volée.Mais elle venait d'apercevoir Mouret, elle reprit en riant :- Ah ! monsieur, ce n'était point pour vous faire de la réclame, puisque j'ignorais quevous fussiez là... Vous avez vraiment en ce moment <strong>des</strong> dentelles extraordinaires.Cela détourna l'attention de l'éventail, que le jeune homme posa sur un guéridon.Maintenant, ces dames étaient prises du besoin curieux de voir ce que Mme Martyavait acheté. On la connaissait pour sa rage de dépense, sans force devant latentation, d'une honnêteté stricte, incapable de céder à un amant, mais tout de suitelâche et la chair vaincue, devant le moindre bout de chiffon. Fille d'un petit employé,elle ruinait aujourd'hui son mari, professeur de cinquième au lycée Bonaparte, quidevait doubler ses six mille francs d'appointemets en courant le cachet, pour suffire aubudget sans cesse croissant du ménage. Et elle n'ouvrait pas son sac, elle le serraitsur ses genoux, parlait de sa fille Valentine, âgée de quatorze ans, une de sescoquetteries les plus chères, car elle l'habillait <strong>com</strong>me elle, de toutes les nouveautésde la mode, dont elle subissait l'irrésistible séduction.- Vous savez, expliqua-t-elle, on fait cet hiver aux jeunes filles <strong>des</strong> robes garnies d'unepetite dentelle... Naturellement, quand j'ai vu une Valenciennes très jolie...Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient le cou, lorsque, dans lesilence, on entendit le timbre de l'antichambre.- C'est mon mari, balbutia Mme Marty pleine de trouble.Il doit venir me chercher, en sortant de Bonaparte.Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaître sous un fauteuil, d'unmouvement instinctif. Toutes ces dames se mirent à rire. Alors, elle rougit de saprécipitation, elle le reprit sur ses genoux, en disant que les hommes ne <strong>com</strong>prenaientjamais et qu'ils n'avaient pas besoin de savoir.- M. de Boves, M. de Vallagnosc, annonça le domestique.Ce fut un étonnement, Mme de Boves elle-même ne <strong>com</strong>ptait pas sur son mari. Cedernier, bel homme, portant les moustaches à l'impériale, de l'air militairement correctaimé <strong>des</strong> Tuileries, baisa la main de Mme Desforges, qu'il avait connue jeune, chezson père. Et il s'effaça pour que l'autre visiteur, un grand garçon pâle, d'une pauvretéde sang distinguée, pût à son tour saluer la maîtresse de la maison. Mais, à peine laconversation reprenait-elle, que deux légers cris s'élevèrent :- Comment ! c'est toi, Paul !- Tiens ! Octave !Mouret et Vallagnosc se serraient les mains. À son tour, Mme Desforges témoignait sasurprise. Ils se connaissaient donc? Certes, ils avaient grandi côte à côte, au collègede Plassans ; et le hasard était qu'ils ne se fussent pas encore rencontrés chez elle.Cependant, les mains toujours liées, ils passèrent en plaisantant dans le petit salon,au moment où le domestique apportait le thé, un service de Chine sur un plateaud'argent, qu'il posa près de Mme Desforges, au milieu du guéridon de marbre, à légèregalerie de cuivre. Ces dames se rapprochaient, causaient plus haut, toutes aux parolessans fin qui se croisaient ; pendant que M. de Boves, debout derrière elles, se penchaitpar instants, disait un mot avec sa galanterie de beau fonctionnaire. La vaste pièce, si34
tendre et si gaie d'ameublement, s'égayait encore de ces voix bavar<strong>des</strong>, coupées derires.- Ah ! ce vieux Paul ! répétait Mouret.Il s'était assis près de Vallagnosc, sur un canapé. Seuls au fond du petit salon, unboudoir très coquet tendu de soie bouton d'or, loin <strong>des</strong> oreilles et ne voyant plus euxmêmesces dames que par la porte grande ouverte, ils ricanèrent, les yeux dans lesyeux, en s'allongeant <strong>des</strong> tapes sur les genoux. Toute leur jeunesse s'éveillait, le vieuxcollège de Plassans, avec ses deux cours, ses étu<strong>des</strong> humi<strong>des</strong>, et le réfectoire où l'onmangeait tant de morue, et le dortoir crû les oreillers volaient de lit en lit, dès que lepion ronflait. Paul, d'une ancienne famille parlementaire, petite noblesse ruinée etboudeuse, était un fort en thème, toujours premier, donné en continuel exemple par leprofesseur, qui lui prédisait le plus bel avenir; tandis qu'octave, à la queue de laclasse, pourrissait parmi les cancres, heureux et gras, se dépensant au-dehors enplaisirs violents. Malgré leur différence de nature, une camaraderie étroite les avaitpourtant rendus inséparables, jusqu'à leur baccalauréat, dont ils s'étaient tirés, l'unavec gloire, l'autre tout juste d'une façon suffisante, après deux épreuves fâcheuses.Puis, l'existence les avait emportés, et ils se retrouvaient au bout de dix ans, changéset vieillis.- Voyons, demanda Mouret, que deviens-tu ?- Mais je ne deviens rien.Vallagnosc, dans la joie de leur rencontre, gardait son air las et désenchanté ; et,<strong>com</strong>me son ami, étonné, insistait, en disant :- Enfin, tu fais bien quelque chose... Que fais-tu ?- Rien, répondit-il.Octave se mit à rire. Rien, ce n'était pas assez. Phrase à phrase, il finit par obtenirl'histoire de Paul, l'histoire <strong>com</strong>mune <strong>des</strong> garçons pauvres, qui croient devoir à leurnaissance de rester dans les professions libérales, et qui s'enterrent au fond d'unemédiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas la faim, avec <strong>des</strong>diplômes plein leurs tiroirs. Lui, avait fait son droit par tradition de famille ; puis, ilétait demeuré à la charge de sa mère veuve, qui ne savait déjà <strong>com</strong>ment placer sesdeux filles. Une honte enfin l'avait pris, et, laissant les trois femmes vivre mal <strong>des</strong>débris de leur fortune, il était venu occuper une petite place au ministère del'Intérieur, où il se tenait enfoui, <strong>com</strong>me une taupe dans son trou.- Et qu'est-ce que tu gagnes ? reprit Mouret.- Trois mille francs.- Mais c'est une pitié ! Ah ! mon pauvre vieux, ça me fait de la peine pour toi...Comment ! un garçon si fort, qui nous roulait tous ! Et ils ne te donnent que trois millefrancs, après t'avoir abruti pendant cinq ans déjà! Non, ce n'est pas juste !Il s'interrompit, il fit un retour sur lui-même.- Moi, je leur ai tiré ma révérence... Tu sais ce que je suis devenu ?- Oui, dit Vallagnosc. On m'a conté que tu étais dans le <strong>com</strong>merce. Tu as cette grandemaison de la place Gaillon, n'est-ce pas ?- C'est cela... Calicot, mon vieux! 'Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveausur le genou, il répéta avec la gaieté solide d'un gaillard sans honte pour le métier quil'enrichissait :- Calicot, en plein!... Ma foi, tu te rappelles, je ne mordais guère à leurs machines,bien qu'au fond je ne me sois jamais jugé plus bête qu'un autre. Quand j'ai eu passémon bachot, pour contenter ma famille, j'aurais parfaitement pu devenir un avocat ouun médecin <strong>com</strong>me les camara<strong>des</strong> ; mais ces métiers-là m'ont fait peur, tant on voitde gens y tirer la langue... Alors, mon Dieu! j'ai jeté la peau d'âne au vent, oh! sansregret, et j'ai piqué une tête dans les affaires.Vallagnosc souriait d'un air d'embarras. Il finit par murmurer :- Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit pas te servir à grand-chose pourvendre de la toile.35
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