la volée, remués à bout de bras, étaient <strong>com</strong>me un vent chaud qui soufflait la passionjusqu'à elle.Il y eut un silence. Par moments, le bruit couvrait les paroles de Mouret, qu'ilac<strong>com</strong>pagnait du vacarme formidable d'une fortune de roi, gagnée dans les batailles.- Alors, quand viendrez-vous ? demanda-t-il de nouveau.Demain ?Cette simple question troubla Denise. Elle perdit un instant son calme, elle balbutia :- Je ne sais pas... Je ne sais pas...Il sourit, il essaya de lui prendre une main, qu'elle retira.- De quoi donc avez-vous peur ?Mais elle relevait déjà la tête, elle le regardait en face, et elle dit, en souriant de sonair doux et brave :- Je n'ai peur de rien, monsieur... On fait seulement ce qu'on veut faire, n'est-ce pas ?Moi je ne veux pas, voilà tout ! Comme elle se taisait, un craquement la surprit. Elle seretourna et vit la porte se fermer avec lenteur. C'était l'inspecteur Jouve qui prenaitsur lui de la tirer. Les portes rentraient dans son service, aucune ne devait resterouverte. Et il se mit à monter gravement sa faction. Personne ne parut s'apercevoir decette porte fermée d'un air si simple. Clara seule lâcha un mot cru à l'oreille de Mlle deFontenailles, qui demeura blême, le visage mort.Denise, cependant, s'était levée. Mouret lui disait d'une voix basse, et tremblante :- Ecoutez, je vous aime... Vous le savez depuis longtemps, ne jouez pas le jeu cruelde faire l'ignorante avec moi... Et ne craignez rien. Vingt fois, j'ai eu l'envie de vousappeler dans mon cabinet. Nous aurions été seuls, je n'aurais eu qu'à pousser unverrou. Mais je n'ai pas voulu, vous voyez bien que je vous parle ici, où chacun peutentrer... Je vous aime, Denise...Elle était debout, la face blanche, l'écoutant, le regardant toujours en face.- Dites, pourquoi refusez-vous ?... N'avez-vous donc pas de besoins ? Vos frères sontune lourde charge. Tout ce que vous me demanderiez, tout ce que vous exigeriez demoi...D'un mot, elle l'arrêta :- Merci, je gagne maintenant plus qu'il ne me faut.- Mais c'est la liberté que je vous offre, c'est une existence de plaisirs et de luxe... Jevous mettrai chez vous, je vous assurerai une petite fortune.- Non, merci, je m'ennuierais à ne rien faire... Je n'avais pas dix ans que je gagnaisma vie.Il eut un geste fou. C'était la première qui ne cédait pas. Il n'avait eu qu'à se baisserpour prendre les autres, toutes attendaient son caprice en servantes soumises; etcelle-ci disait non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir, contenudepuis longtemps, fouetté par la résistance, s'exaspérait. Peut-être n'offrait-il pasassez; et il doubla ses offres, et il la pressa davantage.- Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans une défaillance.Alors, il laissa échapper ce cri de son coeur :- Vous ne voyez donc pas que je souffre ! ... Oui, c'est imbécile, je souffre <strong>com</strong>me unenfant !Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna.On entendit encore, derrière la porte close, le ronflement adouci de l'inventaire. C'était<strong>com</strong>me un bruit mourant de triomphe, l'ac<strong>com</strong>pagnement se faisait discret, dans cettedéfaite du maître.- Si je voulais pourtant ! dit-il d'une voix ardente, en lui saisissant les mains.Elle les lui laissa, ses yeux pâlirent, toute sa force s'en allait.Une chaleur lui venait <strong>des</strong> mains tiè<strong>des</strong> de cet homme, l'emplissait d'une lâchetédélicieuse. Mon Dieu! <strong>com</strong>me elle l'aimait, et quelle douceur elle aurait goûtée à sependre à son cou, pour rester sur sa poitrine !162
- Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends ce soir, ou je prendrai <strong>des</strong>mesures...Il devenait brutal. Elle poussa un léger cri, la douleur qu'elle ressentait aux poignetslui rendit son courage. D'une secousse, elle se dégagea. Puis, toute droite, l'air grandidans sa faiblesse :- Non, laissez-moi... Je ne suis pas une Clara, qu'on lâche le lendemain. Et puis,monsieur, vous aimez une personne, oui, cette dame qui vient ici... Restez avec elle.Moi, je ne partage pas.La surprise le tenait immobile. Que disait-elle donc et que voulait-elle? Jamais les fillesramassées par lui dans les rayons, ne s'étaient inquiétées d'être aimées. Il aurait dûen rire, et cette attitude de fierté tendre achevait de lui bouleverser le coeur.- Monsieur, reprit-elle, rouvrez cette porte. Ce n'est pas convenable, d'être ainsiensemble.Mouret obéit, et les tempes bourdonnantes, ne sachant <strong>com</strong>ment cacher son angoisse,il rappela Mme <strong>Au</strong>rélie, s'emporta contre le stock <strong>des</strong> roton<strong>des</strong>, dit qu'il faudraitbaisser les prix, et les baisser tant qu'il en resterait une. C'était la règle de la maison,on balayait tout chaque année, on vendait à soixante pour cent de perte, plutôt que degarder un modèle ancien ou une étoffe défraîchie. Justement, Bourdonde, à larecherche du directeur, l'attendait depuis un instant, arrêté devant la porte close parJouve, qui lui avait glissé un mot à l'oreille, d'un air grave. Il s'impatientait, sanstrouver cependant la hardiesse de déranger le tête-à-tête. Était-ce possible ? un jourpareil, avec cette chétive créature ! Et, lorsque la porte se rouvrit enfin, Bourdondeparla <strong>des</strong> soies de fantaisie, dont le stock allait être énorme. Ce fut un soulagementpour Mouret, qui put crier à l'aise. À quoi songeait Bouthemont ? Il s'éloigna, endéclarant qu'il n'admettait pas qu'un acheteur manquât de flair, jusqu'à <strong>com</strong>mettre labêtise de s'approvisionner au-delà <strong>des</strong> besoins de la vente.- Qu'a-t-il? murmura Mme <strong>Au</strong>rélie, toute remuée par les reproches. Et ces demoisellesse regardèrent avec surprise. A six heures, l'inventaire était terminé. Le soleil luisaitencore, un blond soleil d'été, dont le reflet d'or tombait par les vitrages <strong>des</strong> halls.Dans l'air alourdi <strong>des</strong> rues, déjà <strong>des</strong> familles lasses revenaient de la banlieue,chargées de bouquets, et traînant <strong>des</strong> enfants. Un à un, les rayons avaient fait silence.On n'entendait plus, au fond <strong>des</strong> galeries, que les appels attardés de quelques <strong>com</strong>misvidant une dernière case. Puis, ces voix elles-mêmes se turent, il ne resta du vacarmede la journée qu'un grand frisson, au-<strong>des</strong>sus de la débâcle formidable <strong>des</strong>marchandises. Maintenant, les casiers, les armoires, le cartons, les boîtes, setrouvaient vi<strong>des</strong>: pas un mètre d'étoffe, pas un objet quelconque n'était demeuré à saplace. Les vastes magasins n'offraient que la carcasse de leur aménagement, lesmenuiseries absolument nettes, <strong>com</strong>me au jour de l'installation.Cette nudité était la preuve visible du relevé <strong>com</strong>plet et exact de l'inventaire. Et, àterre, s'entassaient seize millions de marchandises, une mer montante qui avait finipar submerger les tables et les <strong>com</strong>ptoirs. Les <strong>com</strong>mis, noyés jusqu'aux épaules,<strong>com</strong>mençaient à replacer chaque article. On espérait avoir terminé vers dix heures.Comme Mme <strong>Au</strong>rélie, qui était de la première table, <strong>des</strong>cendait du réfectoire, ellerapporta le chiffre d'affaires réalisées dans l'année, un chiffre que les additions <strong>des</strong>divers rayons donnaient à l'instant. Le total était de quatre-vingts millions, dix millionsde plus que l'année précédente. Il n'y avait eu une baisse que sur les soies defantaisie.- Si M. Mouret n'est pas content, je ne sais ce qu'il lui faut, ajouta la première. Tenez!il est là-bas, en haut du grand escalier, l'air furieux.Ces demoiselles allèrent le voir. Il était seul, debout, le visage sombre, au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong>millions écroulés à ses pieds.- Madame, vint demander à ce moment Denise, seriez-vous assez bonne pour mepermettre de me retirer ? Je ne sers plus à rien, à cause de ma jambe, et <strong>com</strong>me jedois dîner chez mon oncle, avec mes frères...163
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en guirlandes; puis, c'était, à p
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Mais elles le pressaient de questio
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gentil, chez lequel elle passait to
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descendirent à Joinville, passère
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pair, il couchait au magasin, où i
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coup de hache. Tout lui devenait pr
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père tuerait sans cela. Alors, com
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Mais ce qui parut toucher ces messi
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argent. - Vous savez que ces messie
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Jean recommençait :- Le mari qui a
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commissionnaire ; mais chez qui la
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Il brandissait son outil, ses cheve
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