- Écoutez, Favier, je l'aurais giflé à votre place, parole d'honneur! disait-il à l'autre, ungrand garçon bilieux, sec et jaune, qui était né à Besançon d'une famille de tisserands,et qui, sans grâce, cachait sous un air froid une volonté inquiétante.- Ça n'avance guère, de gifler les gens, murmura-t-il avec flegme. Il vaut mieuxattendre.Tous deux parlaient de Robineau, qui surveillait les <strong>com</strong>mis, tandis que le chef du<strong>com</strong>ptoir était au sous-sol. Hutin minait sourdement le second, dont il voulait la place.Déjà, pour le blesser et le faire partir, le jour où la situation de premier qu'on lui avaitpromise, s'était trouvée libre, il avait imaginé d'amener Bouthemont du dehors.Cependant, Robineau tenait bon, et c'était maintenant une bataille de chaque heure.Hutin rêvait d'ameuter contre lui le rayon entier, de le chasser à force de mauvaisvouloir et de vexations. D'ailleurs, il opérait de son air aimable, il excitait surtoutFavier, qui venait à sa suite <strong>com</strong>me vendeur, et qui paraissait se laisser conduire, maisavec de brusques réserves, où l'on sentait toute une campagne personnelle, menée ensilence.- Chut! dix-sept! dit-il vivement à son collègue, pour le prévenir par ce cri consacré del'approche de Mouret et de Bourdoncle.Ceux-ci, en effet, continuaient leur inspection en traversant le hall. Ils s'arrêtèrent, ilsdemandèrent à Robineau <strong>des</strong> explications, au sujet d'un stock de velours, dont lescartons empilés en<strong>com</strong>braient une table. Et, <strong>com</strong>me celui-ci répondait que la placemanquait :- Je vous le disais, Bourdonde, s'écria Mouret en souriant, le magasin est déjà troppetit ! Il faudra un jour abattre les murs jusqu'à la rue de Choiseul... Vous verrezl'écrasement, lundi prochain !Et, à propos de cette mise en vente qu'on préparait dans tous les <strong>com</strong>ptoirs, ilinterrogea de nouveau Robineau, il lui donna <strong>des</strong> ordres. Mais, depuis quelquesminutes, sans cesser de parler, il suivait du regard le travail de Hutin, qui s'attardait àmettre <strong>des</strong> soies bleues à côté de soies grises et de soies jaunes, puis qui se reculait,pour juger de l'harmonie <strong>des</strong> tons.Brusquement, il intervint.- Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l'oeil? dit-il.N'ayez donc pas peur, aveuglez-le... Tenez ! du rouge ! du vert ! du jaune !Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tirait <strong>des</strong> gammes éclatantes. Tousen convenaient, le patron était le premier étalagiste de Paris, un étalagisterévolutionnaire à la vérité, qui avait fondé l'école du brutal et du colossal dans lascience de l'étalage. Il voulait <strong>des</strong> écroulements, <strong>com</strong>me tombés au hasard <strong>des</strong> casierséventrés, et il les voulait flambants <strong>des</strong> couleurs les plus ardentes, s'avivant l'un parl'autre. En sortant du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux.Hutin, qui, au contraire, était de l'école classique de la symétrie et de la mélodiecherchées dans les nuances, le regardait allumer cet incendie d'étoffes au milieu d'unetable, sans se permettre la moindre critique, mais les lèvres pincées par une moued'artiste dont une telle débauche blessait les convictions.- Voilà ! cria Mouret, quand il eut fini. Et laissez-le... Vous me direz s'il raccroche lesfemmes, lundi !Justement, <strong>com</strong>me il rejoignait Bourdoncle et Robineau, une femme arrivait, qui restaquelques secon<strong>des</strong> plantée et suffoquée devant l'étalage. C'était Denise. Après avoirhésité près d'une heure dans la rue, en proie à une terrible crise de timidité, ellevenait de se décider enfin. Seulement, elle perdait la tête, au point de ne pas<strong>com</strong>prendre les explications les plus claires; et les <strong>com</strong>mis auxquels elle demandait enbalbutiant Mme <strong>Au</strong>rélie, avaient beau lui indiquer l'escalier de l'entresol, elleremerciait, puis elle tournait à gauche, si on lui avait dit de tourner à droite ; de sorteque, depuis dix minutes, elle battait le rez-de-chaussée, allant de rayon en rayon, aumilieu de la curiosité méchante et de l'indifférence maussade <strong>des</strong> vendeurs. C'était àla fois, en elle, une envie de se sauver et un besoin d'admiration qui la retenait. Elle se26
sentait perdue, toute petite dans le monstre, dans la machine encore au repos,tremblant d'être prise par le branle dont les murs frémissaient déjà. Et la pensée de laboutique du Vieil Elbeuf, noire et étroite, agrandissait encore pour elle le vastemagasin, le lui montrait doré de lumière, pareil à une ville, avec ses monuments, sesplaces, ses rues, où il lui semblait impossible qu'elle trouvât jamais sa route.Cependant, elle n'avait point osé jusque-là se risquer dans le hall <strong>des</strong> soieries, dont lehaut plafond vitré, les <strong>com</strong>ptoirs luxueux, l'air d'église lui faisaient peur. Puis, quandelle y était enfin entrée, pour échapper aux <strong>com</strong>mis du blanc qui riaient, elle avait<strong>com</strong>me buté tout d'un coup contre l'étalage de Mouret ; et, malgré son effarement, lafemme se réveillant en elle, les joues subitement rouges, elle s'oubliait à regarderflamber l'incendie <strong>des</strong> soies.- Tiens ? dit crûment Hutin à l'oreille de Favier, la grue de la place Gaillon. Mouret,tout en affectant d'écouter Bourdonde et Robineau, était flatté au fond dusaisissement de cette fille pauvre, de même qu'une marquise est remuée par le désirbrutal d'un charretier qui passe. Mais Denise avait levé les yeux, et elle se troubladavantage, quand elle reconnut le jeune homme qu'elle prenait pour un chef de rayon.Elle s'imagina qu'il la regardait avec sévérité. Alors, ne sachant plus <strong>com</strong>ments'éloigner, égarée tout à fait, elle s'adressa une fois encore au premier <strong>com</strong>mis venu,à Favier qui se trouvait près d'elle.- Mme <strong>Au</strong>rélie, s'il vous plaît ?Favier, désagréable, se contenta de répondre de sa voix sèche :- À l'entresol.Et Denise, ayant hâte de n'être plus sous les regards de tous ces hommes, disait merciet tournait de nouveau le dos à l'escalier, lorsque Hutin céda naturellement à soninstinct de galanterie. Il l'avait traitée de grue, et ce fut de son air aimable de beauvendeur qu'il l'arrêta.- Non, par ici, mademoiselle... Si vous voulez bien vous donner la peine...Même il fit quelques pas devant elle, la conduisit au pied de l'escalier, qui se trouvait àla gauche du hall. Là, il inclina la tête, il lui sourit, du sourire qu'il avait pour toutes lesfemmes.- En haut, tournez à gauche... Les confections sont en face.Cette politesse caressante remuait profondément Denise.C'était <strong>com</strong>me un secours fraternel qui lui arrivait. Elle avait levé les yeux, ellecontemplait Hutin, et tout en lui la touchait, le joli visage, le regard dont le souriredissipait sa crainte, la voix qui lui semblait d'une douceur consolante. Son coeur segonfla de gratitude, elle donna son amitié, dans les quelques paroles décousues quel'émotion lui permit de balbutier.- Vous êtes trop bon... Ne vous dérangez pas... Merci mille fois, monsieur.Déjà Hutin rejoignait Favier, auquel il disait tout bas, de sa voix crue :- Hein ? quelle désossée !En haut, la jeune fille tomba droit dans le rayon <strong>des</strong> confections. C'était une vastepièce, entourée de hautes armoires en chêne sculpté, et dont les glaces sans taindonnaient sur la rue de la Michodière. Cinq ou six femmes, vêtues de robes de soie,très coquettes avec leurs chignons frisés et leurs crinolines rejetées en arrière, s'yagitaient en causant. Une, grande et mince, la tête trop longue, ayant une allure decheval échappé, s'était adossée à une armoire, <strong>com</strong>me brisée déjà de fatigue.- Madame <strong>Au</strong>rélie ? répéta Denise.La vendeuse la regarda sans répondre, d'un air de dédain pour sa mise pauvre, puiss'adressant à une de ses camara<strong>des</strong>, petite, d'une mauvaise chair blanche, avec unemine innocente et dégoûtée, elle demanda :- Mademoiselle Vadon, savez-vous où est la première ?Celle-là, qui était en train de ranger <strong>des</strong> roton<strong>des</strong> par ordre de taille, ne prit même pasla peine de lever la tête.- Non, mademoiselle Prunaire, je n'en sais rien, dit-elle du bout <strong>des</strong> lèvres.27
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