- Ma chère, dit enfin Denise de son air raisonnable, je ne vous en veux point... Vousn'avez raconté que la vérité. J'ai reçu une lettre, c'est à moi d'y répondre.Deloche s'en alla navré, ayant <strong>com</strong>pris que la jeune fille acceptait la situation et qu'elleirait, le soir, au rendez-vous.Quand les deux vendeuses eurent déjeuné, dans une petite salle voisine de la grande,et où les femmes étaient servies plus confortablement, Pauline dut aider Denise à<strong>des</strong>cendre, car le pied de celle-ci se fatiguait.En bas, dans l'échauffement de l'après-midi, l'inventaire ronflait davantage. L'heureétait venue du coup de collier, lorsque, devant la besogne peu avancée du matin,toutes les forces se tendaient, pour avoir fini le soir. Les voix se haussaient encore, onne voyait que la gesticulation <strong>des</strong> bras, vidant toujours les cases, jetant lesmarchandises, et on ne pouvait plus marcher, la crue <strong>des</strong> piles et <strong>des</strong> ballots, sur lesparquets, montait à la hauteur <strong>des</strong> <strong>com</strong>ptoirs. Une houle de têtes, de poings brandis,de membres volants, semblait se perdre au fond <strong>des</strong> rayons, dans un lointain confusd'émeute. C'était la fièvre dernière du branle-bas, la machine près de sauter; tandisque, le long <strong>des</strong> glaces sans tain, autour du magasin fermé, continuaient à passer derares promeneurs, blêmes de l'ennui étouffant du dimanche. Sur le trottoir de la rueNeuve-Saint-<strong>Au</strong>gustin ,trois gran<strong>des</strong> filles en cheveux, l'air souillon, s'étaient plantées,collant effrontément leurs visages aux glaces, tâchant de voir la drôle de cuisine qu'onbâclait là-dedans.Lorsque Denise rentra aux confections, Mme <strong>Au</strong>rélie laissa Marguerite achever l'appel<strong>des</strong> vêtements. Il restait à faire un travail de contrôle, pour lequel, désireuse <strong>des</strong>ilence, elle se retira dans la salle de l'échantillonnage, en emmenant la jeune fille.- Venez avec moi, nous collationnerons... Puis, vous additionnerez.Mais, <strong>com</strong>me elle voulut laisser la porte ouverte, afin de surveiller ces demoiselles, levacarme entrait, on ne s'entendait guère plus, au fond de cette salle. C'était une vastepièce carrée, garnie seulement de chaises et de trois longues tables. Dans un coin,étaient les grands couteaux mécaniques, pour couper les échantillons. Des piècesentières y passaient, on expédiait par an plus de soixante mille francs d'étoffes, ainsidéchiquetées en lanières. Du matin au soir, les couteaux hachaient la soie, la laine, latoile, avec un bruit de faux. Ensuite, il fallait assembler les cahiers, les coller ou lescoudre. Et il y avait encore, entre les deux fenêtres, une petite imprimerie, pour lesétiquettes.- Plus bas donc ! criait de temps à autre Mme <strong>Au</strong>rélie, qui n'entendait pas Denise lireles articles.Quand la collation <strong>des</strong> premières listes fut terminée, elle laissa la jeune fille devantune <strong>des</strong> tables, plongée dans les additions. Puis, elle reparut presque tout de suite,elle installa Mlle de Fontenailles, dont les trousseaux n'avaient plus besoin, et qu'ils luipassaient. Cette dernière additionnerait aussi, on gagnerait du temps. Mais l'apparitionde la marquise, <strong>com</strong>me la nommait Clara méchamment, avait remué le rayon.On riait, on plaisantait Joseph, <strong>des</strong> mots féroces arrivaient par la porte.- Ne vous reculez pas, vous ne me gênez aucunement, dit Denise saisie d'une grandepitié. Tenez! mon encrier suffira, vous prendrez de l'encre avec moi.Mlle de Fontenailles, dans l'hébétement de sa déchéance, ne trouva pas même un motde gratitude. Elle devait boire, sa maigreur avait <strong>des</strong> teintes plombées, et ses mainsseules, blanches et fines, disaient encore la distinction de sa race.Cependant, les rires tombèrent tout d'un coup, on entendit la besogne reprendre sonronflement régulier. C'était Mouret qui faisait de nouveau le tour <strong>des</strong> rayons. Mais ils'arrêta, il chercha Denise, surpris de ne pas la voir. D'un signe, il avait appelé Mme<strong>Au</strong>rélie ; et tous deux s'écartèrent, parlèrent bas un instant. Il devait l'interroger. Elledésigna <strong>des</strong> yeux la salle de l'échantillonnage, puis sembla rendre <strong>des</strong> <strong>com</strong>ptes.Sans doute elle rapportait que la jeune fille avait pleuré le matin.- Parfait ! dit tout haut Mouret, en se rapprochant. Montrez-moi les listes.- Par ici, monsieur, répondit la première. Nous nous sommes sauvées du tapage.160
Il la suivit dans la pièce voisine. Clara ne fut pas dupe de la manoeuvre : ellemurmura qu'on ferait mieux d'aller chercher un lit tout de suite. Mais Marguerite luijetait les vêtements d'une main plus vive, pour l'occuper et lui fermer la bouche.Est-ce que la seconde n'était pas une bonne camarade ? ses affaires ne regardaientpersonne. Le rayon devenait <strong>com</strong>plice, les vendeuses s'agitaient davantage, les dos deLhomme et de Joseph se renflaient, <strong>com</strong>me sourds. Et l'inspecteur Jouve, ayantremarqué de loin la tactique de Mme <strong>Au</strong>rélie, vint marcher devant la porte del'échantillonnage, du pas régulier d'un factionnaire qui garde le bon plaisir d'unsupérieur.- Donnez les listes à monsieur, dit la première en entrant.Denise les donna, puis resta les yeux levés. Elle avait eu un léger sursaut, mais elles'était domptée, et elle gardait un beau calme, les joues pâles. Un instant, Mouretparut s'absorber dans l'énumération <strong>des</strong> articles, sans un regard pour la jeune fille.Le silence régnait. Alors, Mme <strong>Au</strong>rélie, s'étant approchée de Mlle de Fontenailles, quin'avait pas même tourné la tête, parut mécontente de ses additions, et lui dit à demivoix:- Allez donc aider aux paquets... Vous n'avez pas l'habitude <strong>des</strong> chiffres.Celle-ci se leva, retourna au rayon, où <strong>des</strong> chuchotements l'accueillirent. Joseph, sousles yeux rieurs de ces demoiselles, écrivait de travers, Clara, enchantée de cette aidequi lui arrivait, la bousculait pourtant, dans la haine qu'elle avait de toutes lesfemmes, au magasin. Était-ce idiot, de tomber à l'amour d'un homme de peine, quandon était marquise ! Et elle lui jalousait cet amour.- Très bien ! très bien ! répétait Mouret, en affectant toujours de lire.Cependant, Mme <strong>Au</strong>rélie ne savait <strong>com</strong>ment sortir à son tour, d'une façon décente.Elle piétinait, allait regarder les couteaux mécaniques, furieuse que son marin'inventât pas une histoire pour l'appeler ; mais il n'était jamais aux affaires sérieuses,il serait mort de soif à côté d'une mare. Ce fut Marguerite qui eut l'intelligence dedemander un renseignement.- J'y vais, répondit la première.Et, sa dignité désormais à couvert, ayant un prétexte aux yeux de ces demoiselles quila guettaient, elle laissa enfin seuls Mouret et Denise qu'elle venait de rapprocher, ellesortit d'un pas majestueux, le profil si noble, que les vendeuses n'osèrent même sepermettre un sourire.Lentement, Mouret avait reposé les listes sur la table. Il regardait la jeune fille, quiétait restée assise, la plume à la main.Elle ne détournait pas les regards, elle avait seulement pâli davantage.- Vous viendrez, ce soir ? demanda-t-il à demi-voix.- Non, monsieur, répondit-elle, je ne pourrai pas. Mes frères doivent se trouver chezmon oncle, et j'ai promis de dîner avec eux.- Mais votre pied ! vous marchez trop difficilement.- Oh ! j'irai bien jusque-là, je me sens beaucoup mieux depuis ce matin.À son tour, il était devenu pâle, devant ce refus tranquille.Une révolte nerveuse agitait ses lèvres. Pourtant, il se contenait, il reprit de son air depatron obligeant qui s'intéresse simplement à une de ses demoiselles :- Voyons, si je vous priais... Vous savez dans quelle estime je vous tiens.Denise garda son attitude respectueuse.- Je suis très touchée, monsieur, de votre bonté pour moi, et je vous remercie decette invitation. Mais, je le répète, c'est impossible, mes frères m'attendent ce soir.Elle s'entêtait à ne pas <strong>com</strong>prendre. La porte demeurait ouverte, et elle sentait biencependant le magasin entier qui la poussait. Pauline l'avait traitée amicalement degrande sotte, les autres se moqueraient d'elle, si elle refusait l'invitation. Mme <strong>Au</strong>réliequi s'en était allée, Marguerite dont elle entendait monter la voix, le dos de Lhommequ'elle apercevait immobile et discret, tous voulaient sa chute, tous la jetaient aumaître. Et le ronflement lointain de l'inventaire, ces millions de marchandises, criés à161
- Page 3 and 4:
en guirlandes; puis, c'était, à p
- Page 5 and 6:
ils faisaient leur entrée avec une
- Page 7 and 8:
Il fallut un instant à Denise, pou
- Page 9 and 10:
coeur, ses yeux retournaient toujou
- Page 11 and 12:
cette fente étroite, au fond de la
- Page 13 and 14:
En parlant, ses yeux faisaient le t
- Page 15 and 16:
ez-de-chaussée, blanc de salpêtre
- Page 17 and 18:
Il était aussi timide qu'elle, il
- Page 19 and 20:
avant de pouvoir compter sur une au
- Page 21 and 22:
négoce provincial, indigné de voi
- Page 23 and 24:
parmi ces paquets, après avoir con
- Page 25 and 26:
lentement au milieu des commis resp
- Page 27 and 28:
sentait perdue, toute petite dans l
- Page 29 and 30:
exaspérée de se sentir des épaul
- Page 31 and 32:
chez nous pour être accueillie...
- Page 33 and 34:
Elle le regardait, elle songeait qu
- Page 35 and 36:
tendre et si gaie d'ameublement, s'
- Page 37 and 38:
- C'est mon seul plaisir, de bâill
- Page 39 and 40:
allaient rester debout. Et il flair
- Page 41 and 42:
Et les voix tombèrent, ne furent p
- Page 43 and 44:
Mais elles le pressaient de questio
- Page 45 and 46:
- Il y avait aussi ce mouchoir... D
- Page 47 and 48:
là, tout un coin de consommation l
- Page 49 and 50:
l'uniformité imposée de leur toil
- Page 51 and 52:
secousse; elle rougit, elle se sent
- Page 53 and 54:
nouvelle cliente se présenta, inte
- Page 55 and 56:
- Je ne vous fais pas de mal, madam
- Page 57 and 58:
Et elle s'en alla, précédée du v
- Page 59 and 60:
ataille du négoce montait, les ven
- Page 61 and 62:
la reconnut, occupée à débarrass
- Page 63 and 64:
- Ma pauvre fille, ne soyez donc pa
- Page 65 and 66:
VLe lendemain, Denise était descen
- Page 67 and 68:
unique refuge, le seul endroit où
- Page 69 and 70:
sympathie des deux vendeuses avait
- Page 71 and 72:
gentil, chez lequel elle passait to
- Page 73 and 74:
Tous n'étaient plus que des rouage
- Page 75 and 76:
Et ce fut Denise qui souffrit de l'
- Page 77 and 78:
descendirent à Joinville, passère
- Page 79 and 80:
- Avec ça que vous êtes bien, au
- Page 81 and 82:
pair, il couchait au magasin, où i
- Page 83 and 84:
coup de hache. Tout lui devenait pr
- Page 85 and 86:
père tuerait sans cela. Alors, com
- Page 87 and 88:
Elle le regarda fixement, du regard
- Page 89 and 90:
Beaucoup, en avalant de grosses bou
- Page 91 and 92:
Mais ce qui parut toucher ces messi
- Page 93 and 94:
argent. - Vous savez que ces messie
- Page 95 and 96:
Jean recommençait :- Le mari qui a
- Page 97 and 98:
s'imposer, quand personne ne l'aima
- Page 99 and 100:
commissionnaire ; mais chez qui la
- Page 101 and 102:
l'argent, des robes, une belle cham
- Page 103 and 104:
Il brandissait son outil, ses cheve
- Page 105 and 106:
out d'un mois, Denise faisait parti
- Page 107 and 108:
- Oh! j'en souffre toujours... Pour
- Page 109 and 110: Pauline, dans une de ces rencontres
- Page 111 and 112: - Monsieur, je ne puis pas... Je vo
- Page 113 and 114: - Vous entendez, monsieur Baudu ? r
- Page 115 and 116: Après le potage, dès que la bonne
- Page 117 and 118: - Non, non, restez... Oh ! que mama
- Page 119 and 120: coup de vent, un nuage de plâtre s
- Page 121 and 122: on n'avait jamais vu ça, des commi
- Page 123 and 124: - Plus tard, répondit-il, lorsque
- Page 125 and 126: va avec tout le monde, elle se moqu
- Page 127 and 128: IXUn lundi, 14 mars, le Bonheur des
- Page 129 and 130: à une émeute; et il obtenait cet
- Page 131 and 132: avait calculé juste : toutes les m
- Page 133 and 134: Mme de Boves restait dédaigneuse.
- Page 135 and 136: M. de Boves et Paul de Vallagnosc e
- Page 137 and 138: - Comment ! madame, vous vous êtes
- Page 139 and 140: Et, nerveusement, enchanté d'avoir
- Page 141 and 142: L'autre, surprise, regarda Clara, p
- Page 143 and 144: Edmond portait une collection de pe
- Page 145 and 146: avaient pris leur vol dans l'air ch
- Page 147 and 148: XLe premier dimanche d'août, on fa
- Page 149 and 150: - Non, non, laissez-moi, bégayait
- Page 151 and 152: - C'est ce que je lui ai dit, décl
- Page 153 and 154: - Un peu plus bas, mademoiselle. No
- Page 155 and 156: Bouthemont lui-même, que les histo
- Page 157 and 158: - Poulet, dit Mignot derrière lui.
- Page 159: Il reposa son verre gauchement, il
- Page 163 and 164: - Je veux, je veux, répétait-il a
- Page 165 and 166: Ils parlaient de Mouret. L'année p
- Page 167 and 168: Au temps de leur grande intimité,
- Page 169 and 170: légères, tout ce luxe aimable la
- Page 171 and 172: - Pourquoi pas ? dit Mouret naïvem
- Page 173 and 174: à contenter. Heureuse de rabaisser
- Page 175 and 176: Comme il se sentait tout secoué en
- Page 177 and 178: - Pourquoi donc, madame ? Est-ce qu
- Page 179 and 180: Jouve, en effet, sortait des dentel
- Page 181 and 182: Le cas lui semblait impossible, cet
- Page 183 and 184: Non toujours, dans tous les comptoi
- Page 185 and 186: sortis le soir sous la redingote, r
- Page 187 and 188: - J'avais six ans, ma mère m'emmen
- Page 189 and 190: Elle le suivit, ils descendirent de
- Page 191 and 192: femme morte prononcer la phrase, un
- Page 193 and 194: des maux endurés, si convaincue, l
- Page 195 and 196: Écoutez, je dois vous prévenir qu
- Page 197 and 198: - Le père est là-haut, reprit Mme
- Page 199 and 200: d'elle une rencontre de temps à au
- Page 201 and 202: Honoré au cimetière Montmartre. O
- Page 203 and 204: pouvoir s'arrêter, marchait toujou
- Page 205 and 206: s'expliquait avec des gestes exasp
- Page 207 and 208: avaient déjà battu le quartier, l
- Page 209 and 210: la vente faite par le syndic; de so
- Page 211 and 212:
Denise elle-même était gagnée pa
- Page 213 and 214:
D'abord, au premier plan de cette g
- Page 215 and 216:
- Mon Dieu ! oui, j'ai voulu me ren
- Page 217 and 218:
elle se remettait en marche, il lui
- Page 219 and 220:
Justement, lorsque Bourdonde, ce jo
- Page 221 and 222:
- Montez à mon cabinet, après la
- Page 223 and 224:
les doigts de la couturière, le pa
- Page 225 and 226:
- Peut-être bien qu'elle se remari
- Page 227 and 228:
de l'appareil. Enfin, elles arrivè
- Page 229 and 230:
- Je sais, je sais, madame, répét
- Page 231 and 232:
faire un scandale... Que diable ! t
- Page 233 and 234:
Frémissant comme un jeune homme qu
- Page 235:
www.livrefrance.com235