Bourdonde prit le papier, le plia soigneusement, l'enferma devant elle dans un tiroir,en disant :- Vous voyez qu'il est en <strong>com</strong>pagnie, car ces dames, après avoir parlé de mourir plutôtque de les signer, négligent généralement de venir reprendre leurs billets doux...Enfin, je le tiens à votre disposition. Vous jugerez s'il vaut deux mille francs.Elle achevait de rattacher sa robe, elle retrouvait toute son arrogance, maintenantqu'elle avait payé.- Je puis sortir ? demanda-t-elle d'un ton bref.Déjà Bourdonde s'occupait d'autre chose. Sur le rapport de Jouve, il décidait le renvoide Deloche : ce vendeur était stupide, il se laissait continuellement voler, jamais iln'aurait d'autorité sur les clientes. Mme de Boves répéta sa question, et <strong>com</strong>me ils lacongédiaient d'un signe affirmatif, elle les enveloppa tous deux d'un regard d'assassin.Dans le flot de gros mots qu'elle renfonçait, un cri de mélodrame lui vint aux lèvres.- Misérables ! dit-elle en faisant claquer la porte.Cependant, Blanche ne s'était pas éloignée du cabinet.Son ignorance de ce qui se passait là-dedans, les allées et venues de Jouve et <strong>des</strong>deux vendeuses, la bouleversaient, évoquaient les gendarmes, la cour d'assises, laprison. Mais elle restait béante : Vallagnosc était devant elle, ce mari d'un mois dontle tutoiement la gênait encore ; et il la questionnait en s'étonnant de sa stupeur.- Où est ta mère ?... Vous vous êtes perdues ?... Voyons, réponds-moi, tu m'inquiètes.Pas un mensonge raisonnable ne lui venait aux lèvres.Dans sa détresse, elle dit tout à voix basse.- Maman, maman... Elle a volé...Comment! volé! Enfin, il <strong>com</strong>prit. La face bouffie de sa femme, ce masque blême,ravagé par la peur, l'épouvantait.- De la dentelle, <strong>com</strong>me ça, dans sa manche, continuait-elle à balbutier.- Tu l'as donc vue, tu regardais ? murmura-t-il, glacé de la sentir <strong>com</strong>plice.lls durent se taire, <strong>des</strong> personnes déjà tournaient la tête. Une hésitation pleined'angoisse tint Vallagnosc immobile un moment. Que faire ? et il se décidait à entrerchez Bourdonde, lorsqu'il aperçut Mouret, qui traversait la galerie. Il ordonna à safemme de l'attendre, il saisit le bras de son vieux camarade, qu'il mit au courant, enparoles entrecoupées. Celui-ci s'était hâté de le mener dans son cabinet, où il letranquillisa sur les suites possibles. Il lui assurait qu'il n'avait pas besoin d'intervenir, ilexpliquait de quelle façon les choses allaient certainement se passer, sans paraître luimêmes'émouvoir de ce vol, <strong>com</strong>me s'il l'avait prévu depuis longtemps. MaisVallagnosc, lorsqu'il ne craignit plus une arrestation immédiate, n'accepta pasl'aventure avec cette belle tranquillité. Il s'était abandonné au fond d'un fauteuil, etmaintenant qu'il pouvait raisonner, il se répandait en lamentations sur son propre<strong>com</strong>pte. Était-ce possible ? voilà qu'il était entré dans une famille de voleuses ! Unmariage stupide qu'il avait bâclé, afin d'être agréable au père! Surpris de cetteviolence d'enfant maladif, Mouret le regardait pleurer, en se rappelant l'ancienne posede son pessimisme. Ne lui avait-il pas entendu soutenir vingt fois le néant final de lavie, où il ne trouvait que le mal d'un peu drôle ?<strong>Au</strong>ssi, pour le distraire, s'amusa-t-il une minute à lui prêcher l'indifférence sur un tonde plaisanterie amicale. Et, du coup, Vallagnosc se fâcha : il ne pouvait décidémentrattraper sa philosophie <strong>com</strong>promise, toute son éducation bourgeoise repoussait enindignations vertueuses contre sa belle-mère. Dès que l'expérience tombait sur lui, aumoindre effleurement de la misère humaine, dont il ricanait à froid, le sceptiquefanfaron s'abattait et saignait. C'était abominable, on traînait dans la boue l'honneurde sa race, le monde semblait en craquer.- Allons, calme-toi, conclut Mouret pris de pitié. Je ne te dirai plus que tout arrive etque rien n'arrive, puisque cela n'a pas l'air de te consoler en ce moment. Mais je croisque tu devrais aller donner ton bras à Mme de Boves, ce qui serait plus sage que de230
faire un scandale... Que diable ! toi qui professais le flegme du mépris, devant lacanaillerie universelle!- Tiens! cria naïvement Vallagnosc, quand ça se passe chez les autres !Cependant, il s'était levé. il suivit le conseil de son ancien condisciple. Tous deuxretournaient dans la galerie, lorsque Mme de Boves sortit de chez Bourdonde. Elleaccepta avec majesté le bras de son gendre, et <strong>com</strong>me Mouret la saluait d'un airgalamment respectueux, il l'entendit qui disait :- lls m'ont fait <strong>des</strong> excuses. Vraiment, ces méprises sont épouvantables.Blanche les avait rejoints, et elle marchait derrière eux. Ils se perdirent lentementdans la foule.Alors, Mouret, seul et songeur, traversa de nouveau les magasins. Cette scène, quil'avait distrait du <strong>com</strong>bat dont il était déchiré, augmentait sa fièvre maintenant,déterminait en lui la lutte suprême. Tout un rapport vague s'élevait dans son esprit :le vol de cette malheureuse, cette folie dernière de la clientèle conquise, abattue auxpieds du tentateur, évoquait l'image fière et vengeresse de Denise, dont il sentait sursa gorge le talon victorieux. Il s'arrêta en haut de l'escalier central, il retardalongtemps l'immense nef, où s'écrasait son peuple de femmes.Six heures allaient sonner, le jour qui baissait au-dehors se retirait <strong>des</strong> galeriescouvertes, noires déjà, pâlissait au fond <strong>des</strong> halls, envahis de lentes ténèbres. Et, dansce jour mal éteint encore, s'allumaient, une à une, <strong>des</strong> lampes électriques, dont lesglobes d'une blancheur opaque constellaient de lunes intenses les profondeurslointaines <strong>des</strong> <strong>com</strong>ptoirs. C'était une clarté blanche, d'une aveuglante fixité, épandue<strong>com</strong>me une réverbération d'astre décoloré, et qui tuait le crépuscule. Puis, lorsquetoutes brûlèrent, il y eut un murmure ravi de la foule, la grande exposition de blancprenait une splendeur féerique d'apothéose, sous cet éclairage nouveau. Il sembla quecette colossale débauche de blanc brûlait elle aussi, devenait de la lumière. Lachanson du blanc s'envolait dans la blancheur enflammée d'une aurore. Une lueurblanche jaillissait <strong>des</strong> toiles et <strong>des</strong> calicots de la galerie Monsigny, pareille à la bandevive qui blanchit le ciel la première du côté de l'Orient; tandis que, le long de la galerieMichodière, la mercerie et la passementerie, les articles de Paris et les rubans, jetaient<strong>des</strong> reflets de coteaux éloignés, l'éclair blanc <strong>des</strong> boutons de nacre, <strong>des</strong> bronzesargentés et <strong>des</strong> perles. Mais la nef centrale surtout chantait le blanc trempé deflammes: les bouillonnés de mousseline blanche autour <strong>des</strong> colonnes, les basins et lespiqués blancs qui drapaient les escaliers, les couvertures blanches accrochées <strong>com</strong>me<strong>des</strong> bannières, les guipures et les dentelles blanches volant dans l'air, ouvraient unfirmament du rêve, une trouée sur la blancheur éblouissante d'un paradis, où l'oncélébrait les noces de la reine inconnue. La tente du hall <strong>des</strong> soieries en était l'alcôvegéante, avec ses rideaux blancs, ses gazes blanches, ses tulles blancs, dont l'éclatdéfendait contre les regards la nudité blanche de l'épousée. Il n'y avait plus que cetaveuglement, un blanc de lumière où tous les blancs se fondaient, une poussièred'étoiles neigeant dans la clarté blanche.Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu de ces flamboiements.Les ombres noires s'enlevaient avec vigueur sur les fonds pâles. De longs remousbrisaient la cohue, la fièvre de cette journée de grande vente passait <strong>com</strong>me unvertige, roulant la houle désordonnée <strong>des</strong> tètes. On <strong>com</strong>mençait à sortir, le saccage<strong>des</strong> étoffes jonchait les <strong>com</strong>ptoirs, l'or sonnait dans les caisses; tandis que la clientèle,dépouillée, violée, s'en allait à moitié défaite, avec la volupté assouvie et la sourdehonte d'un désir contenté au fond d'un hôtel louche. C'était lui qui les possédait de lasorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement continu de marchandises, par sabaisse <strong>des</strong> prix et ses rendus, sa galanterie et sa réclame.Il avait conquis les mères elles-mêmes, il régnait sur toutes avec la brutalité d'un<strong>des</strong>pote, dont le caprice ruinait <strong>des</strong> ménages.Sa création apportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foichancelante étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées désormais.231
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en guirlandes; puis, c'était, à p
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lentement au milieu des commis resp
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ataille du négoce montait, les ven
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la reconnut, occupée à débarrass
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descendirent à Joinville, passère
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pair, il couchait au magasin, où i
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coup de hache. Tout lui devenait pr
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père tuerait sans cela. Alors, com
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Elle le regarda fixement, du regard
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Mais ce qui parut toucher ces messi
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argent. - Vous savez que ces messie
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Jean recommençait :- Le mari qui a
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commissionnaire ; mais chez qui la
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l'argent, des robes, une belle cham
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Il brandissait son outil, ses cheve
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out d'un mois, Denise faisait parti
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va avec tout le monde, elle se moqu
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avait calculé juste : toutes les m
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