Il tourna le dos. Hutin, étourdi, furieux, ne trouvant que Favier pour vider son coeur,lui jura qu'il allait flanquer sa démission à la tête de cette brute-là. Puis, il ne parlaplus de s'en aller, il remuait seulement toutes les accusations abominables quitraînaient parmi les vendeurs contre les chefs. Et Favier, l'oeil luisant, se défendait,avec de gran<strong>des</strong> démonstrations de sympathie. Il avait dû répondre, n'est-ce pas ? etpuis, est-ce qu'on pouvait s'attendre à une pareille histoire pour <strong>des</strong> bêtises ? Sur quoidonc marchait le patron, depuis quelque temps, qu'il devenait indécrottable ?- Oh ! sur quoi il marche, on le sait, reprit Hutin. Est-ce ma faute, à moi, si cette grue<strong>des</strong> confections le fait tourner en bourrique !... Voyez-vous, mon cher, le coup vient delà. Il sait que j'ai couché avec, et ça ne lui est pas agréable ; ou bien c'est elle quiveut me faire flanquer à la porte, parce que je la gêne...Je vous jure qu'elle aura de mes nouvelles, si jamais elle tombe sous ma patte.Deux jours plus tard, <strong>com</strong>me Hutin était monté à l'atelier <strong>des</strong> confections, en haut,sous les toits, pour re<strong>com</strong>mander lui-même une ouvrière, il eut un léger sursaut, enapercevant, au bout d'un couloir, Denise et Deloche accoudés devant une fenêtreouverte, si enfoncés dans une conversation intime, qu'ils ne tournèrent pas la tête.L'idée de les faire surprendre lui vint brusquement, lorsqu'il s'aperçut que Delochepleurait. Alors, il se retira sans bruit; et, dans l'escalier, ayant rencontré Bourdoncle etJouve, il leur conta une histoire, un <strong>des</strong> extincteurs dont la porte semblait arrachée ;de cette façon, ils monteraient, ils tomberaient sur les deux autres. Bourdoncle lesdécouvrit le premier. Il s'arrêta net, dit à Jouve d'aller chercher le directeur, pendantque lui resterait là. L'inspecteur dut obéir, très contrarié de se <strong>com</strong>promettre dans unepareille affaire.C'était un coin perdu du vaste monde où s'agitait le peuple du <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>. Ony arrivait par une <strong>com</strong>plication d'escaliers et de couloirs. Les ateliers occupaient les<strong>com</strong>bles, une suite de salles basses et mansardées, éclairées de larges baies tailléesdans le zinc, uniquement meublées de longues tables et de gros poêles de fonte ; il yavait, à la file, <strong>des</strong> lingères, <strong>des</strong> dentellières, <strong>des</strong> tapissiers, <strong>des</strong> confectionneuses,vivant l'été et l'hiver dans une chaleur étouffante, au milieu de l'odeur spéciale dumétier; et l'on devait longer toute l'aile, prendre à gauche après les confectionneuses,monter cinq marches, avant d'atteindre ce bout écarté de corridor. Les rares clientes,qu'un vendeur amenait là parfois, pour une <strong>com</strong>mande, reprenaient haleine, brisées,effarées, avec la sensation de tourner sur elles-mêmes depuis <strong>des</strong> heures, et d'être àcent lieues du trottoir.Plusieurs fois déjà, Denise avait trouvé Deloche qui l'attendait. Comme seconde, elleétait chargée <strong>des</strong> rapports du rayon avec l'atelier, où l'on ne faisait d'ailleurs que lesmodèles et les retouches ; et, à toute heure, elle montait, pour donner <strong>des</strong> ordres. Illa guettait, inventait un prétexte, filait derrière elle ; puis, il affectait la surprise,quand il la rencontrait, à la porte <strong>des</strong> confectionneuses. Elle avait fini par en rire,c'étaient <strong>com</strong>me <strong>des</strong> rendez-vous acceptés. Le corridor longeait le réservoir, unénorme cube de tôle qui contenait soixante mille litres d'eau ; et il y en avait, sur letoit, un second d'égale grandeur, auquel on arrivait par une échelle de fer. Un instant,Deloche causait, appuyé d'une épaule contre le réservoir, dans le continuel abandonde son grand corps ployé de fatigue.Des bruits d'eau chantaient, <strong>des</strong> bruits mystérieux dont la tôle gardait toujours lavibration musicale. Malgré le profond silence, Denise se retournait avec inquiétude,ayant cru voir passer une ombre sur les murailles nues, peintes en jaune clair.Mais, bientôt, la fenêtre les attirait, ils s'y accoudaient, s'y oubliaient dans <strong>des</strong>bavardages rieurs, <strong>des</strong> souvenirs sans fin sur le pays de leur enfance. <strong>Au</strong>-<strong>des</strong>sousd'eux, s'étendait l'immense vitrage de la galerie centrale, un lac de verre borné par lestoitures lointaines, <strong>com</strong>me par <strong>des</strong> côtes rocheuses. Et ils ne voyaient au-delà que duciel, une nappe de ciel, qui reflétait, dans l'eau dormante <strong>des</strong> vitres, le vol de sesnuages et le bleu tendre de son azur.Justement, ce jour-là, Deloche parlait de Valognes.186
- J'avais six ans, ma mère m'emmenait dans une carriole au marché de la ville. Voussavez qu'il y a treize bons kilomètres, il fallait partir de Briquebec à cinq heures...C'est très beau, par chez nous. Est-ce que vous connaissez ?- Oui, oui, répondait lentement Denise, les regards au loin. J'y suis allée une fois, maisj'étais bien petite... Des routes, avec <strong>des</strong> gazons à droite et à gauche, n'est-ce pas ?et, de loin en loin, <strong>des</strong> moutons lâchés deux à deux, traînant la corde de leursentraves...Elle se taisait, puis reprenait avec un vague sourire :- Nous autres, nous avons <strong>des</strong> routes droites pendant <strong>des</strong> lieues, entre les arbres quifont de l'ombre... Nous avons <strong>des</strong> herbages entourés de haies plus gran<strong>des</strong> que moi,où il y a <strong>des</strong> chevaux et <strong>des</strong> vaches... Nous avons une petite rivière, et l'eau est trèsfroide, sous les broussailles, dans un endroit que je sais bien.- C'est <strong>com</strong>me nous ! c'est <strong>com</strong>me nous ! criait Deloche ravi.Il n'y a que de l'herbe, chacun enferme son morceau avec <strong>des</strong> aubépines et <strong>des</strong>ormes, et l'on est chez soi, et c'est tout vert, oh ! d'un vert qu'ils n'ont pas à Paris...Mon Dieu ! que j'ai joué au fond du chemin creux, à gauche, en <strong>des</strong>cendant du moulin!Et leurs voix défaillaient, ils demeuraient les yeux fixés et perdus sur le lac ensoleillé<strong>des</strong> vitres. Un mirage se levait pour eux de cette eau aveuglante, ils voyaient <strong>des</strong>pâturages à l'infini, le Cotentin trempé par les haleines de l'océan, baigné d'unevapeur lumineuse, qui fondait l'horizon dans un gris délicat d'aquarelle. En bas, sous lacolossale charpente de fer, dans le hall <strong>des</strong> soieries, ronflait la vente, la trépidation dela machine en travail ; toute la maison vibrait du piétinement de la foule, de la hâte<strong>des</strong> vendeurs, de la vie <strong>des</strong> trente mille personnes qui s'écrasaient là ; et eux,emportés par leur rêve, à sentir ainsi cette profonde et sourde clameur dont les toitsfrémissaient, croyaient entendre le vent du large passer sur les herbes, en secouantles grands arbres.- Mon Dieu! mademoiselle Denise, balbutia Deloche, pourquoi n'êtes-vous pas plusgentille ?... Moi qui vous aime tant !Des larmes lui étaient montées aux yeux et <strong>com</strong>me elle voulait l'interrompre d'ungeste, il continua vivement :- Non, laissez-moi vous dire ces choses une fois encore...Nous nous entendrions si bien ensemble ! On a toujours à causer, quand on est dumême pays.Il suffoqua, elle put enfin dire doucement :- Vous n'êtes pas raisonnable, vous m'aviez promis de ne plus parler de cela... C'estimpossible. J'ai beaucoup d'amitié pour vous, parce que vous êtes un brave garçon ;mais je veux rester libre.- Oui, oui, je sais, reprit-il d'une voix brisée, vous ne m'aimez pas. Oh ! vous pouvezle dire, je <strong>com</strong>prends ça, je n'ai rien pour que vous m'aimiez... Tenez ! il n'y a euqu'une bonne heure dans ma vie, le soir où je vous ai rencontrée à Joinville, vous voussouvenez ? Un instant, sous les arbres, où il faisait si noir, j'ai cru que votre brastremblait, j'ai été assez bête pour m'imaginer...Mais elle lui coupa de nouveau la parole. Son oreille fine venait d'entendre les pas deBourdonde et de Jouve, au bout du corridor.- Ecoutez donc, on a marché.- Non, dit-il, en l'empêchant de quitter la fenêtre. C'est dans ce réservoir : il en sorttoujours <strong>des</strong> bruits extraordinaires, on croirait qu'il y a du monde dedans.Et il continua ses plaintes timi<strong>des</strong> et caressantes. Elle ne l'écoutait plus, reprise d'unesongerie à ce bercement d'amour, promenant ses regards sur les toitures du <strong>Bonheur</strong><strong>des</strong> <strong>Dames</strong>.A droite et à gauche de la galerie vitrée, d'autres galeries, d'autres halls luisaient ausoleil, entre <strong>des</strong> <strong>com</strong>bles troués de fenêtres et allongés symétriquement, <strong>com</strong>me <strong>des</strong>ailes de caserne. Des charpentes métalliques se dressaient, <strong>des</strong> échelles, <strong>des</strong> ponts,187
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parmi ces paquets, après avoir con
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lentement au milieu des commis resp
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sentait perdue, toute petite dans l
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tendre et si gaie d'ameublement, s'
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la reconnut, occupée à débarrass
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descendirent à Joinville, passère
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pair, il couchait au magasin, où i
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père tuerait sans cela. Alors, com
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Mais ce qui parut toucher ces messi
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argent. - Vous savez que ces messie
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Jean recommençait :- Le mari qui a
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commissionnaire ; mais chez qui la
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l'argent, des robes, une belle cham
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Il brandissait son outil, ses cheve
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- Oh! j'en souffre toujours... Pour
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coup de vent, un nuage de plâtre s
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va avec tout le monde, elle se moqu
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