elle-même ; et elle préférait s'éloigner, prise de la peur de céder un jour et de leregretter ensuite toute son existence.S'il y avait là une tactique savante, elle l'ignorait, elle se demandait avec désespoir<strong>com</strong>ment faire, pour n'avoir pas l'air d'être une coureuse de maris. L'idée d'unmariage l'irritait maintenant, elle était décidée à dire non encore, non toujours, dans lecas où il pousserait la folie jusque-là. Elle seule devait souffrir. La nécessité de laséparation la mettait en larmes ; mais elle se répétait, avec son grand courage, qu'il lefallait, qu'elle n'aurait plus de repos ni de joie, si elle agissait autrement.Lorsque Mouret reçut sa démission, il resta muet et <strong>com</strong>me froid, dans l'effort qu'ilfaisait pour se contenir. Puis, il déclara sèchement qu'il lui accordait huit jours deréflexion, avant de lui laisser <strong>com</strong>mettre une pareille sottise. <strong>Au</strong> bout <strong>des</strong> huit jours,quand elle revint sur ce sujet, en exprimant la volonté formelle de s'en aller après lagrande mise en vente, il ne s'emporta pas davantage, il affecta de parler raison : ellemanquait sa fortune, elle ne retrouverait nulle part la position qu'elle occupait chez lui.Avait-elle donc une autre place en vue ? il était tout prêt à lui donner les avantagesqu'elle espérait obtenir ailleurs.Et la jeune fille ayant répondu qu'elle n'avait pas cherché de place, qu'elle <strong>com</strong>ptait sereposer d'abord un mois à Valognes, grâce aux économies déjà faites par elle, ildemanda ce qui l'empêcherait de rentrer ensuite au <strong>Bonheur</strong>, si le soin de sa santél'obligeait seul à en sortir. Elle se taisait, torturée par cet interrogatoire. Alors, ils'imagina qu'elle allait retrouver un amant, un mari peut-être. Ne lui avait-elle pasavoué, un soir, qu'elle aimait quelqu'un ? Depuis ce moment, il portait en plein coeur,enfoncé <strong>com</strong>me un couteau, cet aveu arraché dans une heure de trouble. Et, si cethomme devait l'épouser, elle abandonnait tout pour le suivre : cela expliquait sonobstination.C'était fini, il ajouta simplement de sa voix glacée qu'il ne la retenait plus, puisqu'ellene pouvait lui confier les vraies causes de son départ. Cette conversation dure, sanscolère, la bouleversa davantage que la scène violente dont elle avait peur.Pendant la semaine que Denise dut passer encore au magasin, Mouret garda sa pâleurrigide. Quand il traversait les rayons, il affectait de ne pas la voir; jamais il n'avaitsemblé plus détaché, plus enfoncé dans le travail ; et les paris re<strong>com</strong>mencèrent, lesbraves seuls osaient risquer un déjeuner sur la carte du mariage. Cependant, souscette froideur, si peu habituelle chez lui, Mouret cachait une crise affreuse d'indécisionet de souffrance. Des fureurs lui battaient le crâne d'un flot de sang :il voyait rouge, il rêvait de prendre Denise d'une étreinte, de la garder, en étouffantses cris. Ensuite, il voulait raisonner, il cherchait <strong>des</strong> moyens pratiques, pourl'empêcher de franchir la porte ; mais il butait sans cesse contre son impuissance,avec la rage de sa force et de son argent inutiles. Une idée, cependant, grandissait aumilieu de projets fous, s'imposait peu à peu, malgré ses révoltes. Après la mort deMme Hédouin, il avait juré de ne pas se remarier, tenant d'une femme sa premièrechance, résolu désormais à tirer sa fortune de toutes les femmes. C'était, chez lui,<strong>com</strong>me chez Bourdonde, une superstition, que le directeur d'une grande maison denouveautés devait être célibataire, s'il voulait garder sa royauté de mâle sur les désirsépandus de son peuple de clientes: une femme introduite changeait l'air, chassait lesautres, en apportant son odeur. Et il résistait à l'invincible logique <strong>des</strong> faits, il préféraiten mourir que de céder, pris de soudaines colères contre Denise, sentant bien qu'elleétait la revanche, craignant de tomber vaincu sur ses millions, brisé <strong>com</strong>me une paillepar l'éternel féminin, le jour où il l'épouserait. Puis, lentement, il redevenait lâche, ildiscutait ses répugnances : pourquoi trembler? elle était si douce, si raisonnable, qu'ilpouvait s'abandonner à elle sans crainte. Vingt fois par heure, le <strong>com</strong>batre<strong>com</strong>mençait dans son être ravagé. L'orgueil irritait la plaie, il achevait de perdre sonpeu de raison, lorsqu'il songeait que, même après cette soumission dernière, ellepouvait dire non, toujours non, si elle aimait quelqu'un. Le matin de la grande mise envente, il n'avait encore rien décidé, et Denise partait le lendemain.218
Justement, lorsque Bourdonde, ce jour-là, entra dans le cabinet de Mouret, vers troisheures, selon son habitude, il le surprit les cou<strong>des</strong> sur le bureau, les poings sur lesyeux, tellement absorbé, qu'il dut le toucher à l'épaule. Mouret leva sa face mouilléede larmes, tous deux se regardèrent, leurs mains se tendirent, et il y eut une étreintebrusque, entre ces hommes qui avaient livré ensemble tant de batailles <strong>com</strong>merciales.Depuis un mois, l'attitude de Bourdonde s'était du reste <strong>com</strong>plètement modifiée : ilpliait devant Denise, il poussait même sourdement le patron au mariage. Sans doute,il manoeuvrait ainsi pour ne pas être balayé par une force qu'il reconnaissaitmaintenant <strong>com</strong>me supérieure. Mais on aurait trouvé en outre, au fond de cechangement, le réveil d'une ambition ancienne, l'espoir effrayé et peu à peu élargi demanger à son tour Mouret, devant lequel il avait si longtemps courbé l'échine. Celaétait dans l'air de la maison, dans cette bataille pour l'existence, dont les massacrescontinus chauffaient la vente autour de lui. Il était emporté par le jeu de la machine,pris de l'appétit <strong>des</strong> autres, de la voracité qui, de bas en haut, jetait les maigres àl'extermination <strong>des</strong> gras. Seule, une sorte de peur religieuse, la religion de la chance,l'avait empêché jusque-là de donner son coup de mâchoire. Et le patron redevenaitenfant, glissait à un mariage imbécile, allait tuer sa chance, gâter son charme sur laclientèle. Pourquoi l'en aurait-il détourné ? lorsqu'il pourrait ensuite ramasser siaisément la succession de cet homme fini, tombé aux bras d'une femme. <strong>Au</strong>ssi étaitceavec l'émotion d'un adieu, la pitié d'une vieille camaraderie, qu'il serrait les mainsde son chef, en répétant:- Voyons, du courage, que diable!... Épousez-la, et que cela finisse.Déjà Mouret avait honte de sa minute d'abandon. Il se leva, il protesta.- Non, non, c'est trop bête... Venez, nous allons faire notre tour dans les magasins. Çamarche, n'est-ce pas ? Je crois que la journée sera magnifique.Ils sortirent et <strong>com</strong>mencèrent leur inspection de l'après-midi, au milieu <strong>des</strong> rayonsen<strong>com</strong>brés de foule. Bourdoncle coulait vers lui <strong>des</strong> regards obliques, inquiet de cetteénergie dernière, l'étudiant aux lèvres, pour y surprendre les moindres plis de douleur.La vente, en effet, jetait son feu, dans un train d'enfer, dont la maison tremblait,d'une secousse de grand navire filant à pleine machine. <strong>Au</strong> <strong>com</strong>ptoir de Denise,s'étouffait une cohue de mères, traînant <strong>des</strong> ban<strong>des</strong> de fillettes et de petits garçons,noyées sous les vêtements qu'on leur essayait. Le rayon avait sorti tous ses articlesblancs, et c'était là, <strong>com</strong>me partout, une débauche de blanc, de quoi vêtir de blancune troupe d'Amours frileux: <strong>des</strong> paletots en drap blanc, <strong>des</strong> robes en piqué, ennansouk, en cachemire blanc, <strong>des</strong> matelots et jusqu'à <strong>des</strong> zouaves blancs. <strong>Au</strong> milieu,pour le décor et bien que la saison ne fût pas venue, se trouvait un étalage decostumes de première <strong>com</strong>munion, la robe et le voile de mousseline blanche, lessouliers de satin blanc, une floraison jaillissante légère, qui plantait là <strong>com</strong>me unbouquet énorme d'innocence et de ravissement candide. Mme Bourdelais, devant sestrois enfants, assis par rang de taille, Madeleine, Edmond, Lucien, se fâchait contre cedernier, le plus petit, parce qu'il se débattait, tandis que Denise s'efforçait de luipasser une jaquette de mousseline de laine.- Tiens-toi donc tranquille !... Vous ne pensez pas, mademoiselle, qu'elle soit un peuétroite ?Et, avec son regard clair de femme qu'on ne trompe pas, elle étudiait l'étoffe, jugeaitla façon, retournait les coutures.- Non, elle va bien, reprit-elle. C'est toute une affaire, quand il faut habiller ce petitmonde... Maintenant, il me faudrait un manteau pour cette grande fille.Denise avait dû se mettre à la vente, dans la prise d'assaut du rayon. Elle cherchait lemanteau demandé, lorsqu'elle eut un léger cri de surprise.- Comment ! c'est toi ! qu'y a-t-il donc ?Son frère Jean, les mains embarrassées d'un paquet, se trouvait devant elle. Il étaitmarié depuis huit jours, et le samedi, sa femme, une petite brune d'un visagetourmenté et charmant, avait fait une longue visite au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, pour <strong>des</strong>219
- Page 3 and 4:
en guirlandes; puis, c'était, à p
- Page 5 and 6:
ils faisaient leur entrée avec une
- Page 7 and 8:
Il fallut un instant à Denise, pou
- Page 9 and 10:
coeur, ses yeux retournaient toujou
- Page 11 and 12:
cette fente étroite, au fond de la
- Page 13 and 14:
En parlant, ses yeux faisaient le t
- Page 15 and 16:
ez-de-chaussée, blanc de salpêtre
- Page 17 and 18:
Il était aussi timide qu'elle, il
- Page 19 and 20:
avant de pouvoir compter sur une au
- Page 21 and 22:
négoce provincial, indigné de voi
- Page 23 and 24:
parmi ces paquets, après avoir con
- Page 25 and 26:
lentement au milieu des commis resp
- Page 27 and 28:
sentait perdue, toute petite dans l
- Page 29 and 30:
exaspérée de se sentir des épaul
- Page 31 and 32:
chez nous pour être accueillie...
- Page 33 and 34:
Elle le regardait, elle songeait qu
- Page 35 and 36:
tendre et si gaie d'ameublement, s'
- Page 37 and 38:
- C'est mon seul plaisir, de bâill
- Page 39 and 40:
allaient rester debout. Et il flair
- Page 41 and 42:
Et les voix tombèrent, ne furent p
- Page 43 and 44:
Mais elles le pressaient de questio
- Page 45 and 46:
- Il y avait aussi ce mouchoir... D
- Page 47 and 48:
là, tout un coin de consommation l
- Page 49 and 50:
l'uniformité imposée de leur toil
- Page 51 and 52:
secousse; elle rougit, elle se sent
- Page 53 and 54:
nouvelle cliente se présenta, inte
- Page 55 and 56:
- Je ne vous fais pas de mal, madam
- Page 57 and 58:
Et elle s'en alla, précédée du v
- Page 59 and 60:
ataille du négoce montait, les ven
- Page 61 and 62:
la reconnut, occupée à débarrass
- Page 63 and 64:
- Ma pauvre fille, ne soyez donc pa
- Page 65 and 66:
VLe lendemain, Denise était descen
- Page 67 and 68:
unique refuge, le seul endroit où
- Page 69 and 70:
sympathie des deux vendeuses avait
- Page 71 and 72:
gentil, chez lequel elle passait to
- Page 73 and 74:
Tous n'étaient plus que des rouage
- Page 75 and 76:
Et ce fut Denise qui souffrit de l'
- Page 77 and 78:
descendirent à Joinville, passère
- Page 79 and 80:
- Avec ça que vous êtes bien, au
- Page 81 and 82:
pair, il couchait au magasin, où i
- Page 83 and 84:
coup de hache. Tout lui devenait pr
- Page 85 and 86:
père tuerait sans cela. Alors, com
- Page 87 and 88:
Elle le regarda fixement, du regard
- Page 89 and 90:
Beaucoup, en avalant de grosses bou
- Page 91 and 92:
Mais ce qui parut toucher ces messi
- Page 93 and 94:
argent. - Vous savez que ces messie
- Page 95 and 96:
Jean recommençait :- Le mari qui a
- Page 97 and 98:
s'imposer, quand personne ne l'aima
- Page 99 and 100:
commissionnaire ; mais chez qui la
- Page 101 and 102:
l'argent, des robes, une belle cham
- Page 103 and 104:
Il brandissait son outil, ses cheve
- Page 105 and 106:
out d'un mois, Denise faisait parti
- Page 107 and 108:
- Oh! j'en souffre toujours... Pour
- Page 109 and 110:
Pauline, dans une de ces rencontres
- Page 111 and 112:
- Monsieur, je ne puis pas... Je vo
- Page 113 and 114:
- Vous entendez, monsieur Baudu ? r
- Page 115 and 116:
Après le potage, dès que la bonne
- Page 117 and 118:
- Non, non, restez... Oh ! que mama
- Page 119 and 120:
coup de vent, un nuage de plâtre s
- Page 121 and 122:
on n'avait jamais vu ça, des commi
- Page 123 and 124:
- Plus tard, répondit-il, lorsque
- Page 125 and 126:
va avec tout le monde, elle se moqu
- Page 127 and 128:
IXUn lundi, 14 mars, le Bonheur des
- Page 129 and 130:
à une émeute; et il obtenait cet
- Page 131 and 132:
avait calculé juste : toutes les m
- Page 133 and 134:
Mme de Boves restait dédaigneuse.
- Page 135 and 136:
M. de Boves et Paul de Vallagnosc e
- Page 137 and 138:
- Comment ! madame, vous vous êtes
- Page 139 and 140:
Et, nerveusement, enchanté d'avoir
- Page 141 and 142:
L'autre, surprise, regarda Clara, p
- Page 143 and 144:
Edmond portait une collection de pe
- Page 145 and 146:
avaient pris leur vol dans l'air ch
- Page 147 and 148:
XLe premier dimanche d'août, on fa
- Page 149 and 150:
- Non, non, laissez-moi, bégayait
- Page 151 and 152:
- C'est ce que je lui ai dit, décl
- Page 153 and 154:
- Un peu plus bas, mademoiselle. No
- Page 155 and 156:
Bouthemont lui-même, que les histo
- Page 157 and 158:
- Poulet, dit Mignot derrière lui.
- Page 159 and 160:
Il reposa son verre gauchement, il
- Page 161 and 162:
Il la suivit dans la pièce voisine
- Page 163 and 164:
- Je veux, je veux, répétait-il a
- Page 165 and 166:
Ils parlaient de Mouret. L'année p
- Page 167 and 168: Au temps de leur grande intimité,
- Page 169 and 170: légères, tout ce luxe aimable la
- Page 171 and 172: - Pourquoi pas ? dit Mouret naïvem
- Page 173 and 174: à contenter. Heureuse de rabaisser
- Page 175 and 176: Comme il se sentait tout secoué en
- Page 177 and 178: - Pourquoi donc, madame ? Est-ce qu
- Page 179 and 180: Jouve, en effet, sortait des dentel
- Page 181 and 182: Le cas lui semblait impossible, cet
- Page 183 and 184: Non toujours, dans tous les comptoi
- Page 185 and 186: sortis le soir sous la redingote, r
- Page 187 and 188: - J'avais six ans, ma mère m'emmen
- Page 189 and 190: Elle le suivit, ils descendirent de
- Page 191 and 192: femme morte prononcer la phrase, un
- Page 193 and 194: des maux endurés, si convaincue, l
- Page 195 and 196: Écoutez, je dois vous prévenir qu
- Page 197 and 198: - Le père est là-haut, reprit Mme
- Page 199 and 200: d'elle une rencontre de temps à au
- Page 201 and 202: Honoré au cimetière Montmartre. O
- Page 203 and 204: pouvoir s'arrêter, marchait toujou
- Page 205 and 206: s'expliquait avec des gestes exasp
- Page 207 and 208: avaient déjà battu le quartier, l
- Page 209 and 210: la vente faite par le syndic; de so
- Page 211 and 212: Denise elle-même était gagnée pa
- Page 213 and 214: D'abord, au premier plan de cette g
- Page 215 and 216: - Mon Dieu ! oui, j'ai voulu me ren
- Page 217: elle se remettait en marche, il lui
- Page 221 and 222: - Montez à mon cabinet, après la
- Page 223 and 224: les doigts de la couturière, le pa
- Page 225 and 226: - Peut-être bien qu'elle se remari
- Page 227 and 228: de l'appareil. Enfin, elles arrivè
- Page 229 and 230: - Je sais, je sais, madame, répét
- Page 231 and 232: faire un scandale... Que diable ! t
- Page 233 and 234: Frémissant comme un jeune homme qu
- Page 235: www.livrefrance.com235