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Au Bonheur des Dames Emile ZOLA - livrefrance.com

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Bourras, depuis le coup terrible que le <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong> lui avait porté en créant unrayon de parapluies et d'ombrelles, n'employait plus d'ouvrières. Il faisait tout luimême,pour diminuer ses frais : les nettoyages, les reprises, la couture. Sa clientèle,du reste, diminuait au point qu'il manquait de travail parfois. <strong>Au</strong>ssi dut-il inventer dela besogne, le lendemain, lorsqu'il installa Denise dans un coin de sa boutique. Il nepouvait pas laisser mourir le monde chez lui.- Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand vous trouverez mieux, vous melâcherez.Elle avait peur de lui, elle dépêcha son travail si vite, qu'il fut embarrassé pour lui endonner d'autre, C'étaient <strong>des</strong> lés de soie à coudre, <strong>des</strong> dentelles à réparer. Lespremiers jours, elle n'osait lever la tête, gênée de le sentir autour d'elle, avec sacrinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous les touffes rai<strong>des</strong> <strong>des</strong>es sourcils. Il avait la voix dure, les gestes fous, et les mères du quartier terrifiaientleurs marmots en menaçant de l'envoyer chercher, <strong>com</strong>me on envoie chercher lesgendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant sa porte, sans lui crierquelque vilenie, qu'il ne semblait même pas entendre. Toute sa colère de maniaques'exhalait contre les misérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bonmarché, de la camelote, <strong>des</strong> articles dont les chiens, disait-il, n'auraient pas voulu seservir.Denise tremblait, quand il lui criait furieusement :- L'art est fichu, entendez-vous !... Il n'y a plus un manche propre. On fait <strong>des</strong> bâtons,mais <strong>des</strong> manches, c'est fini !...Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingt francs !C'était son orgueil d'artiste, pas un ouvrier à Paris n'était capable d'établir un manchepareil aux siens, léger et solide.Il en sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante, renouvelant toujoursles sujets, <strong>des</strong> fleurs, <strong>des</strong> fruits, <strong>des</strong> animaux, <strong>des</strong> têtes, traités d'une façon vivante etlibre. Un canif lui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chaussé debésicles, fouillant le buis ou l'ébène.- Un tas d'ignorants, disait-il, qui se contentent de coller de la soie sur <strong>des</strong> baleines !Ils achètent leurs manches à la grosse, <strong>des</strong> manches tout fabriqués... Et ça vend ceque ça veut !Entendez-vous, l'art est fichu !Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé <strong>des</strong>cendît jouer dans la boutique, caril adorait les enfants. Quand le petit marchait à quatre pattes, on ne pouvait plusremuer, elle au fond de son coin faisant <strong>des</strong> rac<strong>com</strong>modages, lui, devant la vitrine,creusant le bois, à l'aide de son canif. Maintenant, chaque journée ramenait lesmêmes besognes et la même conversation. En travaillant, il retombait toujours sur le<strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, il expliquait sans se lasser où en était son terrible duel. Depuis1845, il occupait la maison, pour laquelle il avait un bail de trente années, moyennantun loyer de dix huit cents francs ; et, <strong>com</strong>me il rattrapait un millier de francs avec sesquatre chambres garnies, il payait huit cents francs la boutique. C'était peu, il n'avaitpas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. A l'entendre, sa victoire ne faisait pasun doute, il mangerait le monstre.Brusquement, il s'interrompait.- Est-ce qu'ils en ont, <strong>des</strong> têtes de chien <strong>com</strong>me ça ?Et il clignait les yeux derrière ses lunettes, pour juger la tête de dogue qu'il sculptait,la lèvre retroussée, les crocs dehors, dans un grognement plein de vie. Pépé, enextase devant le chien, se soulevait, appuyait ses deux petits bras sur les genoux duvieux.- Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque du reste, reprenait celui-ci, enattaquant délicatement la langue de la pointe de son canif. Les coquins ont tué mesbénéfices ; mais, si je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chose dumoins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau, plutôt que de céder.102

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