Mais ce chagrin, le seul qu'elle eût au-dehors, n'altérait pas l'humeur égale de Denise.C'était surtout à son rayon qu'il fallait la voir, au milieu de son peuple de bambins detout âge.Elle adorait les enfants, on ne pouvait la mieux placer. Parfois, on <strong>com</strong>ptait là unecinquantaine de fillettes, autant de garçons, tout un pensionnat turbulent, lâché dansles désirs de la coquetterie naissante. Les mères perdaient la tête. Elle, conciliante,souriait, faisait aligner ce petit monde sur <strong>des</strong> chaises; et, quand il y avait dans le tasune gamine rose, dont le joli museau la tentait, elle voulait la servir elle-même,apportait la robe, l'essayait sur les épaules potelées, avec <strong>des</strong> précautions tendres degrande soeur. Des rires clairs sonnaient, de légers cris d'extase partaient, au milieu devoix grondeuses. Parfois, une fillette déjà grande personne, neuf ou dix ans, ayant auxépaules un paletot de drap, l'étudiait devant la glace, se tournait, la mine absorbée,les yeux luisant du besoin de plaire. Et le déballage en<strong>com</strong>brait les <strong>com</strong>ptoirs, <strong>des</strong>robes en toile d'Asie rose ou bleue pour enfants d'un an à cinq ans, <strong>des</strong> costumes demarin en zéphyr, jupe plissée et blouse ornée d'appliques en percale, <strong>des</strong> costumesLouis XV, <strong>des</strong> manteaux, <strong>des</strong> jaquettes, un pêle-mêle de vêtements étroits, raidis dansleur grâce enfantine, quelque chose <strong>com</strong>me le vestiaire d'une bande de gran<strong>des</strong>poupées, sorti <strong>des</strong> armoires et livré au pillage. Denise avait toujours au fond <strong>des</strong>poches quelques friandises, apaisait les pleurs d'un marmot désespéré de ne pasemporter <strong>des</strong> culottes rouges, vivait là parmi les petits, <strong>com</strong>me dans sa famillenaturelle, rajeunie elle-même de cette innocence et de cette fraîcheur sans cesserenouvelées autour de ses jupes.Maintenant, il lui arrivait d'avoir de longues conversations amicales avec Mouret.Quand elle devait se rendre à la direction pour prendre <strong>des</strong> ordres ou pour donner unrenseignement, il la retenait à causer, il aimait l'entendre. C'était ce qu'elle appelait enriant " faire de lui un brave homme ". Dans sa tête raisonneuse et avisée deNormande, poussaient toutes sortes de projets, ces idées sur le nouveau <strong>com</strong>merce,qu'elle osait effleurer déjà chez Robineau, et dont elle avait exprimé quelques-unes, lebeau soir de leur promenade aux Tuileries.Elle ne pouvait s'occuper d'une chose, voir fonctionner une besogne, sans êtretravaillée du besoin de mettre de l'ordre, d'améliorer le mécanisme. Ainsi, depuis sonentrée au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, elle était surtout blessée par le sort précaire <strong>des</strong><strong>com</strong>mis ; les renvois brusques la soulevaient, elle les trouvait maladroits et iniques,nuisibles à tous, autant à la maison qu'au personnel. Ses souffrances du début lapoignaient encore, une pitié lui remuait le coeur, à chaque nouvelle venue qu'ellerencontrait dans les rayons, les pieds meurtris, les yeux gros de larmes, traînant samisère sous sa robe de soie, au milieu de la persécution aigrie <strong>des</strong> anciennes. Cettevie de chien battu rendait mauvaises les meilleures ; et le triste défilé <strong>com</strong>mençait :toutes mangées par le métier avant quarante ans, disparaissant, tombant à l'inconnu,beaucoup mortes à la peine, phtisiques ou anémiques, de fatigue et de mauvais air,quelques-unes roulées au trottoir, les plus heureuses mariées, enterrées au fond d'unepetite boutique de province. Était-ce humain, était-ce juste, cette consommationeffroyable de chair que les grands magasins faisaient chaque année ? Et elle plaidait lacause <strong>des</strong> rouages de la machine, non par <strong>des</strong> raisons sentimentales, mais par <strong>des</strong>arguments tirés de l'intérêt même <strong>des</strong> patrons. Quand on veut une machine solide, onemploie du bon fer ; si le fer casse ou si on le casse, il y a un arrêt de travail, <strong>des</strong> fraisrépétés de mise en train, toute une déperdition de force.Parfois, elle s'animait, elle voyait l'immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, oùchacun aurait sa part exacte <strong>des</strong> bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude dulendemain, assurée à l'aide d'un contrat. Mouret alors s'égayait, malgré sa fièvre.Il l'accusait de socialisme, l'embarrassait en lui montrant <strong>des</strong> difficultés d'exécution ;car elle parlait dans la simplicité de son âme, et elle s'en remettait bravement àl'avenir, lorsqu'elle s'apercevait d'un trou dangereux, au bout de sa pratique de coeurtendre. Cependant, il était ébranlé, séduit, par cette voix jeune, encore frémissante192
<strong>des</strong> maux endurés, si convaincue, lorsqu'elle indiquait <strong>des</strong> réformes qui devaientconsolider la maison ; et il l'écoutait en la plaisantant, le sort <strong>des</strong> vendeurs étaitamélioré peu à peu, on remplaçait les renvois en masse par un système de congésaccordés aux mortes-saisons, enfin on allait créer une caisse de secours mutuels, quimettrait les employés à l'abri <strong>des</strong> chômages forcés, et leur assurerait une retraite.C'était l'embryon <strong>des</strong> vastes sociétés ouvrières du vingtième siècle.D'ailleurs, Denise ne s'en tenait pas à vouloir panser les plaies vives dont elle avaitsaigné: <strong>des</strong> idées délicates de femme, soufflées à Mouret, ravirent la clientèle. Elle fitaussi la joie de Lhomme, en appuyant un projet qu'il nourrissait depuis longtemps,celui de créer un corps de musique, dont les exécutants seraient tous choisis dans lepersonnel. Trois mois plus tard, Lhomme avait cent vingt musiciens sous sa direction,le rêve de sa vie était réalisé. Et une grande fête fut donnée dans les magasins, unconcert et un bal, pour présenter la musique du <strong>Bonheur</strong> à la clientèle, au mondeentier. Les journaux s'en occupèrent, Bourdoncle lui-même, ravagé par cesinnovations, dut s'incliner devant l'énorme réclame. Ensuite, on installa une salle dejeu pour les <strong>com</strong>mis, deux billards, <strong>des</strong> tables de trictrac et d'échecs. Il y eut <strong>des</strong>cours le soir dans la maison, cours d'anglais et d'allemand, cours de grammaire,d'arithmétique, et géographie; on alla jusqu'à <strong>des</strong> leçons d'équitation et d'escrime.Une bibliothèque fut créée, dix mille volumes mis à la disposition <strong>des</strong> employés. Et l'onajouta encore un médecin à demeure donnant <strong>des</strong> consultations gratuites, <strong>des</strong> bains,<strong>des</strong> buffets, un salon de coiffure. Toute la vie était là, on avait tout sans sortir, l'étude,la table, le lit, le vêtement. Le <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong> se suffisait, plaisirs et besoins, aumilieu du grand Paris, occupé de ce tintamarre, de cette cité du travail qui poussait silargement dans le fumier <strong>des</strong> vieilles rues, ouvertes enfin au plein soleil.Alors, un nouveau mouvement d'opinion se fit en faveur de Denise. CommeBourdonde, vaincu, répétait avec désespoir à ses familiers qu'il aurait donné beaucouppour la coucher lui-même dans le lit de Mouret, il fut acquis qu'elle n'avait pas cédé,que sa toute-puissance résultait de ses refus. Et, dès ce moment, elle devintpopulaire. On n'ignorait pas les douceurs qu'on lui devait, on l'admirait pour la forcede sa volonté. En voilà une, au moins, qui mettait le pied sur la gorge du patron, etqui les vengeait tous, et qui savait tirer de lui autre chose que <strong>des</strong> promesses ! Elleétait donc venue, celle qui faisait respecter un peu les pauvres diables ! Lorsqu'elletraversait les <strong>com</strong>ptoirs, avec sa tête fine et obstinée, son air tendre et invincible, lesvendeurs lui souriaient, étaient fiers d'elle, l'auraient volontiers montrée à la foule.Denise, heureuse, se laissait porter par cette sympathie grandissante. Etait-cepossible, mon Dieu ! Elle se voyait arriver en jupe pauvre, effarée, perdue au milieu<strong>des</strong> engrenages de la terrible machine ; longtemps, elle avait eu la sensation de n'êtrerien, à peine un grain de mil sous les meules qui broyaient un monde ; et aujourd'hui,elle était l'âme même de ce monde, elle seule importait, elle pouvait d'un motprécipiter ou ralentir le colosse, abattu à ses petits pieds. Cependant, elle n'avait pasvoulu ces choses, elle s'était simplement présentée, sans calcul, avec l'unique charmede la douceur. Sa souveraineté lui causait parfois une surprise inquiète : qu'avaient-ilsdonc tous à lui obéir? elle n'était point jolie, elle ne faisait pas le mal. Puis, ellesouriait, le coeur apaisé, n'ayant en elle que de la bonté et de la raison, un amour dela vérité et de la logique qui était toute sa force.Une <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> joies de Denise, dans sa faveur, fut de pouvoir être utile à Pauline.Celle-ci était enceinte, et elle tremblait, car deux vendeuses, en quinze jours, avaientdû partir au septième mois de leur grossesse. La direction ne tolérait pas cesaccidents-là, la maternité était supprimée <strong>com</strong>me en<strong>com</strong>brante et indécente ; à larigueur, on permettait le mariage, mais on défendait les enfants. Pauline, sans doute,avait un mari dans la maison ; elle se méfiait pourtant, elle n'en était pas moinsimpossible au <strong>com</strong>ptoir ; et, afin de retarder un renvoi probable, elle se serrait àétouffer, résolue de cacher ça tant qu'elle pourrait. Une <strong>des</strong> deux vendeusescongédiées venait justement d'accoucher d'un enfant mort, pour s'être torturé ainsi la193
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en guirlandes; puis, c'était, à p
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lentement au milieu des commis resp
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sentait perdue, toute petite dans l
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Mais elles le pressaient de questio
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- Il y avait aussi ce mouchoir... D
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la reconnut, occupée à débarrass
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VLe lendemain, Denise était descen
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sympathie des deux vendeuses avait
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gentil, chez lequel elle passait to
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Tous n'étaient plus que des rouage
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Et ce fut Denise qui souffrit de l'
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descendirent à Joinville, passère
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pair, il couchait au magasin, où i
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coup de hache. Tout lui devenait pr
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père tuerait sans cela. Alors, com
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Elle le regarda fixement, du regard
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Mais ce qui parut toucher ces messi
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argent. - Vous savez que ces messie
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Jean recommençait :- Le mari qui a
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commissionnaire ; mais chez qui la
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l'argent, des robes, une belle cham
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Il brandissait son outil, ses cheve
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out d'un mois, Denise faisait parti
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coup de vent, un nuage de plâtre s
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va avec tout le monde, elle se moqu
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IXUn lundi, 14 mars, le Bonheur des
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à une émeute; et il obtenait cet
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avait calculé juste : toutes les m
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