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Au Bonheur des Dames Emile ZOLA - livrefrance.com

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<strong>des</strong> relations discrètes avec de grands personnages ; la vérité était qu'on ne savaitrien de ses affaires de coeur ; elle disparaissait le soir, raidie dans sa maussaderie deveuve, l'air pressé, sans que personne pût dire où elle courait si fort. Quant auxpassions de Mme <strong>Au</strong>rélie, à ses prétendues fringales de jeunes hommes obéissants,elles étaient certainement fausses : on inventait cela entre vendeuses mécontentes,histoire de rire. Peut-être la première avait-elle témoigné autrefois trop de maternité àun ami de son fils, seulement elle occupait aujourd'hui, dans les nouveautés, unesituation de femme sérieuse, qui ne s'amusait plus à de pareils enfantillages. Puis,venait le troupeau, la débandade du soir, neuf sur dix que <strong>des</strong> amants attendaient à laporte ; c'était, sur la place Gaillon, le long de la rue de la Michodière et de la rueNeuve-Saint-<strong>Au</strong>gustin, toute une faction d'hommes immobiles, guettant du coin del'oeil ; et, quand le défilé <strong>com</strong>mençait, chacun tendait le bras, emmenait la sienne,disparaissait en causant, avec une tranquillité maritale.Mais ce qui troubla le plus Denise, ce fut de surprendre le secret de Colomban. À touteheure, elle le trouvait de l'autre côté de la rue, sur le seuil du Vieil Elbeuf, les yeuxlevés et ne quittant pas du regard ces demoiselles <strong>des</strong> confections. Quand il se sentaitguetté par elle, il rougissait, détournait la tête, <strong>com</strong>me s'il eût redouté que la jeunefille ne le vendît à sa cousine Geneviève, bien qu'il n'y eût plus aucuns rapports entreles Baudu et leur nièce, depuis l'entrée de celle-ci au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>. D'abord,elle le crut amoureux de Marguerite, à voir ses airs transis d'amant qui désespère, carMarguerite, sage et couchant au magasin, n'était point <strong>com</strong>mode. Puis, elle restastupéfaite lorsqu'elle acquit la certitude que les regards ardents du <strong>com</strong>miss'adressaient à Clara. Il y avait <strong>des</strong> mois qu'il brûlait ainsi, sur le trottoir d'en face,sans trouver le courage de se déclarer ; et cela pour une fille libre, qui demeurait rueLouis-le-Grand, qu'il aurait pu aborder, avant qu'elle s'en allât chaque soir au brasd'un nouvel homme ! Clara elle-même ne paraissait pas se douter de sa conquête. Ladécouverte de Denise l'emplit d'une émotion douloureuse. Était-ce donc si bête,l'amour? Quoi! ce garçon qui avait tout un bonheur sous la main, et qui gâtait sa vie,et qui adorait une gueuse <strong>com</strong>me un saint-sacrement! À partir de ce jour, elle éprouvaun serrement de coeur, chaque fois qu'elle aperçut, derrière les carreaux verdâtres duVieil Elbeuf, le profil pâle et souffrant de Geneviève.Le soir, Denise songeait ainsi, en regardant ces demoiselles s'en aller avec leursamants. Celles qui ne couchaient pas au <strong>Bonheur</strong> <strong>des</strong> <strong>Dames</strong>, disparaissaient jusqu'aulendemain, rapportaient à leurs rayons l'odeur du dehors dans leurs jupes, tout uninconnu troublant. Et la jeune fille devait parfois répondre par un sourire au signe detête amical dont la saluait Pauline, que Baugé attendait régulièrement dès huit heureset demie, debout à l'angle de la fontaine Gaillon. Puis, après être sortie la dernière etavoir fait son tour furtif de promenade, toujours seule, elle était rentrée la première,elle travaillait ou se couchait, la tête occupée d'un rêve, prise de curiosité sur cetteexistence de Paris, qu'elle ignorait. Certes, elle ne jalousait pas ces demoiselles, elleétait heureuse de sa solitude, de cette sauvagerie où elle vivait enfermée, <strong>com</strong>me aufond d'un refuge; mais son imagination l'emportait, tâchait de deviner les choses,évoquait les plaisirs sans cesse contés devant elle, les cafés, les restaurants, lesthéâtres, les dimanches passés sur l'eau et dans les guinguettes. Toute une fatigued'esprit lui en restait, un désir mêlé de lassitude ; et il lui semblait être déjà rassasiéede ces amusements, dont elle n'avait jamais goûté.Cependant, il y avait peu de place pour les songeries dangereuses, au milieu de sonexistence de travail. Dans le magasin, sous l'écrasement <strong>des</strong> treize heures debesogne, on ne pensait guère à <strong>des</strong> tendresses, entre vendeurs et vendeuses. Si labataille continuelle de l'argent n'avait effacé les sexes, il aurait suffi, pour tuer le désir,de la bousculade de chaque minute, qui occupait la tête et rompait les membres. Àpeine pouvait-on citer quelques rares liaisons d'amour, parmi les hostilités et lescamaraderies d'homme à femme, les coudoiements sans fin de rayon à rayon.72

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